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Jean-Luc Michel

Ordinateurs familiaux et Education nationale

 

 

Ils attaquent à la rentrée... Ce n'est pas des envahisseurs dont il s'agit, ni même de leurs alliés, les jeux électroniques (qui ont déjà débarqué...), mais des logiciels éducatifs et familiaux destinés à remplacer les répétiteurs, à "rattraper des retards scolaires" ou à "faire prendre de l'avance" en "vivant tout de suite dans le monde du futur", ainsi que le proclament les annonces publicitaires.

Les constructeurs ont compris qu'ils ne pourraient "attaquer" le marché de l'ordinateur familial qu'à la condition d'offrir avec leurs machines de vastes bibliothèques de logiciels, suffisamment fournies en programmes éducatifs. La caution de l'utilité éducative, pour ne pas dire scolaire, fournit un excellent alibi à l'acheteur potentiel, en lui permettant de se dédouaner de "l'ordinateur gadget", ou de "l'ordinateur-guerre des étoiles". (1) ,

Comme tout le monde veut aller vite pour se positionner sur un segment de marché jugé juteux (sic...), on assiste à des séries d'alliances, plus ou moins concurrentes entre constructeurs et éditeurs scolaires (2), visant à proposer les catalogues les plus complets possibles... (même si de nombreux titres sont encore, et pour longtemps, en préparation).

L'Éducation nationale ne peut se désintéresser des produits présentés, non seulement en raison d'une nouvelle forme de concurrence stigmatisée par l'apprentissage familial, mais aussi et surtout, pour examiner (ou contrôler...) la qualité pédagogique et scientifique des logiciels grand-public, ainsi que la liberté qu'ils laissent dans le cadre d'un réemploi éventuel dans le milieu scolaire. C'est sur ce thème que nous ouvrirons cette nouvelle série de fiches.

La famille, lieu d'apprentissage scolaire ?

Nous n'en sommes pas encore à du travail scolaire individuel et à domicile, via les terminaux télématiques, en remplacement d'une présence quotidienne à l'école ou au collège; mais, il faut bien se rendre compte que par delà la notion d'enfants-consommateurs obligés des logiciels péri-éducatifs, les services de promotion des constructeurs et des éditeurs cherchent à cibler des parents d'élèves, supposés à tort ou à raison, réceptifs vis-à-vis des prémices d'un certain type de consumérisme scolaire : si le contenu et/ou les méthodes de l'école ne me conviennent pas, j'offre à mes enfants la possibilité d'apprendre seuls, tranquillement et efficacement des choses que je juge importantes... par exemple, pour leur avenir professionnel... Ainsi conçus, l'ordinateur familial et ses programmes éducatifs pourraient apparaître comme des outils indispensables dans la panoplie de défense et de protection des consommateurs de pédagogie, c'est-a-dire des élèves et de leurs parents... (3)

Mais, ce n'est pas tout; il existe d'autres arguments du marketing qui plaident implicitement (ou inconsciemment ?...) en faveur de l'apprentissage familial, présenté comme plus "moderne" ou plus "intelligent".

L'ordinateur familial apparaît très largement associe à la télévision, ne serait-ce que parce que le plus souvent, il se branche directement sur l'écran (4). Or, I'interaction entre ordinateur, téléviseur et téléphone allant dans le sens du "consommez intelligemment de la TV", pourquoi ne pas imaginer alors des campagnes du genre: " avec l'ordinateur X et sa bibliothèque de programmes, vous ne serez plus des spectateurs passifs, vous pourrez vous distraire, gérer votre budget, et vos enfants pourront faire des progrès en classe, grâce à nos logiciels éducatifs... Si ce genre de publicité obtenait une audience suffisante, (et rien n'indique le contraire, tout au moins dans les catégories de public visées), il ne servirait plus à grand chose de disserter sur l'impact de l'école parallèle, mais il imposerait de réagir au plus vite (au besoin en devançant le péril) face a l'établissement d'une école concurrente.

École parallèle ou école concurrente ?

Avec l'arrivée massive d'ordinateurs familiaux et de programmes éducatifs, le concept d'école parallèle nous semble quelque peu dépassé. En effet, si l'on veut bien admettre que les parallèles ne se rejoignent pas (ou alors, à l'infini...), I'institution scolaire et les messages émis par les moyens de communication de masse ne se rencontraient que rarement. L'école et les mass-media ne possèdent qu'un faible degré d'interaction, principalement parce qu'il n'y a jamais eu une forte proportion de réception volontaire et active d'émissions traitant parallèlement des sujets d'ordre scolaire. Brancher la TV et la regarder (au besoin distraitement...) a été (et reste encore) le principal " message qu'elle délivre, au moins vis-à-vis du moyen et du long terme (les réactions du genre " ah oui, je l'ai déjà w à la TV •, avec en sous- entendu donc je m'en souviens vaguement... en constituent le symptôme le plus éclatant).

L'école parallèle des mass media ne cesse de diffuser des messages mais ceux-ci ne sont que rarement perçus comme " parallèles" et encore moins souvent comme concurrents, notamment parce qu'ils sont noyés dans le flot quotidien, dans le déluge de la surconsommation audiovisuelle. L'expérience du "Jeune Téléspectateur Actif" relayant les tentatives de réutilisation dans le cadre scolaire d'émissions à caractère éducatif, se fixait entre autres objectifs, celui d'inventer des pratiques de réception, d'appropriation, et de réinvestissement collectifs en relation avec des savoir-faire et des savoir-apprendre acquis à l'école, de façon à rompre un parallélisme jugé justement stérile.

L'ordinateur familial place d'emblée l'écran (donc implicitement l'écran de la télévision) dans une perspective de choix actif. On ne recevra plus des programmes au hasard des heures d'écoute, mais on les achètera. Cette tendance, déjà sensible pour les films, va s'étendre et s'amplifier avec les programmes informatiques, pour engendrer très rapidement l'émergence d'une école concurrente et non plus seulement parallèle.

Avec la TV classique, les émissions même scolaires ne cherchaient pas à entrer en concurrence avec l'école, ses contenus et ses méthodes. Avec les ordinateurs familiaux et leurs programmes éducatifs, on achètera des logiciels, d'abord pour a réviser., ensuite pour a prendre de l'avance', et pourquoi pas enfin " pour apprendre plus vite et mieux!... ".

Il nous parait fondamental que toute l'institution scolaire et avec elle, les syndicats et la classe politique prennent bien conscience de cette nouveauté sans précèdent dans l'histoire de l'enseignement.

Citons brièvement les principaux corollaires:

1) L'ordinateur familial va rendre provisoirement caduc l'argument de passivité devant l'écran. L'utilisateur pourra activer la machine en "dialoguant" avec elle, même s'il ne s'agit que d'un simulacre de dialogue obéissant à un schéma prédétermine par les auteurs du logiciel utilisé.

2) L'auto-apprentissage de notions simples, ou la vérification de connaissances font partie des terrains d'action privilégiés des ordinateurs, ce qui fournit des arguments très importants pour des présentations habiles (mais pas forcément honnêtes...) des performances comparées des machines familiales et de l'Éducation nationale..

3) La rétroactivité en temps réel permise par l'informatique (et qui consiste par exemple à savoir immédiatement si une réponse est juste ou fausse) peut donner l'impression (ou la certitude, ou l'illusion...) que les notions les plus difficiles s'acquièrent rapidement et sans effort (on tape quelque chose et on voit bien ce qui se passe...).

4) En raison de la chute extraordinaire des coûts des matériels puis des logiciels, des heures de programmes vont atteindre le niveau de (presque) toutes les bourses (5) d'autant plus que l'alibi éducatif entraînera de nombreux parents a consentir le "sacrifice financier" : "au moins, ça va le faire progresser!.."

On ne peut conclure ce survol de la situation de rentrée sans rappeler que les éditeurs scolaires voient pratiquement tous, dans le créneau de ''l'éducatique familiale", un nouveau débouché, plus important peut-être que le marché traditionnel de l'Éducation nationale et propre à élargir ou à renouveler leur clientèle traditionnelle.

Le microcosme familial, déjà si foisonnant sollicité par la publicité (quand ce n'est pas par la politique... ou la religion !...) risque de se voir présenté comme un nouveau lieu d'apprentissage, en marge de l'école, pour ne pas dire à ses marches, finalement plus "efficac " grâce à des outils appropriés que des "parents-soucieux-de-l'avenir-de-leurs-enfants" ne manqueront pas de leur acheter...

 

(1 ) La plupart des grandes firmes de jeux l'ont compris et s'attachent à diversifier leur production vers le péri-éducatif ou les jeux intelligents.

(2) On a vu Matra et Hachette (c'est normal puisque le premier est propriétaire du second) mais aussi Thomson et Nathan (par sa filiale VIFI), Hatier avec ATARI (dans l'espoir d'exponer du logiciel français aux U.S.A...), et Magnard avec TEXAS INSTRUMENTS.

(3) Les thèses de dissolution progressive grâce (ou à cause) de l'informatique et de la télématique apparaissent de plus en plus à la mode. On pourra s'en convaincre en lisant (ou en relisant attentivement) le "Jaillissement de l'esprit" de Seymour PAPERT, Flammarion, 1983.

(4) Avec parfois des petites difficultés d'adaptation. Voir à ce sujet l'E.L n°31 du 18.6.83 p.12.

Publié dans le N°4 (8-10-1983)

 

Jean-Luc MICHEL

Octobre 1983

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Articles de vulgarisation

Commentaire

Cet article de la rentrée 1983 présentait l'importante notion d'école concurrente. Etait-ce futuriste, utopique ? Difficile de répondre même aujourd'hui. Mais une chose est sûre. Nous n'en somme plus très loin. Pour sacrifier à la mode de l'époque, je reprenais le néologisme "éducatique" qui ne connut d'ailleurs aucun succès !!

L'Education nationale fait désormais tout pour repousser l'intrusion massive des systèmes d'apprentissage assistés (pour ne plus dire "EAO" qui fait vieux) parce qu'elle sait qu'elle risque d'y perdre beaucoup de postes d'enseignants. Mais au fond pourra-t-on continuellement repousser l'échéance ?

Faut-il la craindre ? Je pense que non. Le travail sera plus intéressant et créatif. Est-il raisonnable de payer un enseignant pour qu'il passe une grosse partie de son temsp à corriger des copies alors qu'une machine le ferait plus vite, mieux et pour moins cher ?!!

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