Après l’élection présidentielle et la volonté affichée de promouvoir l’Education de notre nouveau président de la République, je me suis dis qu’il serait peut-être enfin temps de revenir sur la question des ordinateurs dans l’enseignement..
J’entends déjà : Comment ? Ranimer ce vieux plan “IPT” ? Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ?
Tout semble tellement différent en 2012, c'est-à-dire 28 ans et une bonne génération après !
Comme on va le voir, en 2012, rien n’a changé !
Différent ? OUI, en pire !
Une charge financière éducative toujours plus lourde pour les finances publiques, et bientôt en concurrence avec la santé. Des échecs scolaires toujours plus nombreux. Des enseignants encore moins motivés par leur mission. Une inadéquation globale du système aux besoins de la société encore plus grande. Bref, un bilan encore plus sombre et des contraintes extérieures encore plus fortes dues à la globalisation/mondialisation, inéluctable quoi qu’on en pense.
Que faire ? Des replâtrages, comme d’habitude, des belles paroles, quelques suppléments budgétaires, et, au bout du compte, rien de nouveau, aucune amélioration significative, ni en coût, ni en réussite, ni en bonheur professionnel, ni en débouchés susceptibles de nous faire conserver une compétitivité économique suffisante pour que nos enfants disposent d’un niveau de vie décent, et de préférence, supérieur au nôtre ?
Pierre-Gilles de Gennes s’est échiné à faire bouger un peu le système dans la décennie 90, malheureusement sans résultat. Les recom-mandations du Collège de France pour moderniser le système éducatif (années 80), pour intelligentes qu’elles fussent, sont restées au placard Les tentatives de Claude Allègre, chacun se souvient de ce qu’il en est advenu. Le système se comporte vis-à-vis des tentatives de réforme profonde un peu comme un trou noir vis-à-vis de la lumière. Il absorbe tout et ne rend rien.
Aujourd’hui, comment concilier la baisse du nombre de postes de fonctionnaires, l’augmentation de l’efficacité du système, la revalorisation des carrières enseignantes et la réponse aux fantastiques défis que la modernité nous impose, c'est-à-dire former plus et mieux des citoyens susceptibles de produire des richesses leur permettant de mieux vivre en se sentant utiles à la société ?
Si l’on s'apprête à répondre comme autrefois, avec les mêmes réflexes, la même logique, le combat est déjà perdu. La France deviendra un paradis du tourisme pour les pays nouvellement riches, mais notre niveau de vie baissera inexorablement.
Cependant, je ne suis pas “décliniste” car de nature plutôt optimiste et je crois que nous pouvons relever ce défi. Le relever car nous n’avons plus le choix. Trop de temps, trop d’argent, trop d’enthousiasme ont été gaspillés au fil des années (je l’ai étudié dans une partie de ma thèse)..
Pour quelle raison le secteur tertiaire (dont l'éducation) ne pourrait-il augmenter son efficacité comme l’ont fait le primaire et le secondaire ? De quelle fatalité les tâches intellectuelles serait-elles atteintes pour ne pouvoir s’améliorer ?
Est-il plus difficile de faire apprendre à lire et écrire correctement à l’aide d’ordinateurs que de recevoir des informations et des photos des petites sondes martiennes qui doivent se débrouiller seules dans un univers plus qu’hostile ? Est-il plus difficile de faire assimiler les grands principes des sciences naturelles, de l’écologie par des machines que de confier la gestion des stations d’épuration des eaux à des systèmes experts capables d’intégrer des dizaines de variables comme la pression atmosphérique, les densités de polluants, la vitesse et la direction du vent ?
Les canuts tenaient aussi ces raisonnements. On a vu l’évolution du textile.
QUE peut faire l’informatique à l’école ?
Comme la question revient rituellement dans les débats, voici ce que j’en écrivais en février 1982 dans les colonnes de la revue l’Ecole Libératrice (350 000 exemplaires). En 2007, il n’y a pas grand chose à changer ! (sauf que les possibilités des matériels et des systèmes d’exploitation sont incomparablement plus développées). Le lecteur pressé peut sauter ce paragraphe un peu technique. Le texte original est disponible.
“L’'intégration de l'informatique dans l'enseignement peut être abordée d'un triple point de vue : auxiliaire didactique, initiation a une "nouvelle culture" ou discipline à part entière. Nous commencerons par l'outil informatique qui nous semble réclamer à la fois le plus de réflexion et de crédits... tout en offrant déjà un nombre non négligeable de résultats crédibles... S'il est bon de rappeler en préambule que l'informatique (comme l'audiovisuel) ne va pas tout remplacer, que le tableau (au besoin avec un rétro projecteur) et la parole vont subsister, le cahier et le livre aussi (fussent ils électroniques), il faut néanmoins bien se convaincre que les technologies éducatives vont assurer une meilleure efficacité à l'action pédagogique en déchargeant le maître des apprentissages de base, tout en les assurant peut être mieux que lui (tant pis pour notre vanité). On peut en profiter pour signaler au passage une des principales différences entre l'utilisation de l'audiovisuel et celle de l'informatique : l'ordinateur permet d'évaluer continuellement l'assimilation des contenus qu'il délivre. Et si on le programme astucieusement, il peut adapter la succession ou présentation de ces questions au profil d'apprentissage des enseignés. L'audiovisuel au contraire a toujours achoppé sur ce point. Voici en vrac quelques uns des attraits les plus prometteurs de l'implantation de l'Enseignement Assisté par Ordinateur (EAO) :
• Totale individualisation de l'apprentissage.
• Exercices toujours adaptés au niveau de l'enseigné.
• Évaluation formative (11) continue, non stressante (on n'a pas de bien grand complexe d'infériorité devant un ordinateur dès lors que l'on a compris son principe de fonctionnement et que l'on a appris à le manipuler correctement).
• Évaluation scientifique des logiciels : si un fort pourcentage d'élèves répond mal à une question, c'est que celle ci était mal formulée, ou bien que les explications requises pour sa résolution n'ont pas été bien comprises ou assimilées.
• Vif intérêt des enseignés pour la console de l'ordinateur dû à l'alliance de la motivation technologique (de même nature que pour l'audiovisuel) et de leur relation de pouvoir vis-à vis de la machine. L'élève n'a en principe aucune crainte devant elle, et il sait qu'elle ne cherchera pas à avoir le dernier mot (sauf en plaisantant bien entendu).
• Aptitude à changer de sujet quand la fatigue (c'est à dire le taux d'erreur) se manifeste quitte à revenir par la bande sur les points délicats... comme tout bon pédagogue (mais avec une évaluation en temps réel toujours fiable ..)
• Remise à niveau rapide d'élèves en difficulté, ou même en situation d'échec scolaire. Ce créneau d'EAO. a déjà fourni des résultats étonnants, il serait donc à développer en priorité (12).
• Facilité des simulations permettant par exemple de mieux comprendre les conséquences d'une loi physique... ou économique.
• Couplage avec des banques d'images (banques de données ou vidéodisques).
• Réserve inépuisable et sans cesse réactualisable d'exercices, de jeux ou de questions adaptées aux centres d'intérêt des utilisateurs.
• Développement de l'attention, de la concentration, de l'adresse, du bon sens...
• Démystification de l'ordinateur tout puissant.. .
• Entraînement à la lecture et à l'écriture (par le clavier) : l'élève admet vite la rigueur nécessaire de l'orthographe (au moins pour un vocabulaire usuel), car il sait que la machine n'aura jamais l'intelligence de réinterpréter correctement la plus petite faute, il est obligé de faire attention (la faute d'orthographe est alors perçue comme une (faute de frappe.., non stressante ou non vexante, ou humiliante...) (13).
• Réactivation du goût de l'effort. Quiconque observe des enfants travaillant à la console en est rapidement convaincu. Ils investissent d'autant plus d'énergie que celle ci est librement consentie, et que personne ne leur demande justement de la fournir à heure fixe... et sur des sujets imposés de l'extérieur (dans les bons programmes d'EAO, l'ordinateur demande à l'élève ce sur quoi il désire travailler... on appelle cela le "menu").”
Suivait la liste des désavantages de ce que l’on appelait à l’époque l’EAO ainsi que des “recommandations” au ministre de l’Education nationale.
Des raisons d’espérer
La France est très bien placée dans le génie logiciel, la logique, la programmation et certains segments des nouvelles technologies informatiques. Un nouveau plan d’informatisation massive de l’enseignement renforcerait ces positions en nous assurant des marchés pour des années grâce à un leadership sur les technologies de l’intelligence, ou de la connaissance.
Quant à répéter que la pédagogie n’est pas - ne sera jamais informatisable - parlez en donc à ceux qui utilisent des boîtes de vitesses automatiques dites proactives, qui s’adaptent au style de conduite de plusieurs chauffeurs différents en poussant plus ou moins haut les rapports selon que l’on est nerveux ou placide. Et les contenus de l’enseignement ? La plupart d’entre eux sont formalisables ; on peut les découper en unités autonomes et interactives. Même en philosophie, par exemple pour passer en douceur de la dialectique selon Hegel ou Marx ou de la phénoménologie selon Husserl ou Merleau-Ponty. Par quelle perversion a-t-on pu faire croire que bien connaître les concepts entraverait la qualité ou l’originalité d’un raisonnement ? Ceux qui ont programmé Deeper Blue, qui gagne contre les champions du monde d’échecs, ne seraient pas capable de mettre au point un système de dialogue philosophique ludique et structuré ?
Dans un article de janvier 1984 (!!) je rendais compte d’une rencontre que j’avais faite du professeur Alfred Bork (université de Californie, Irvine). Il développait déjà une méthodologie complète de l’enseignement interactif et développait des programmes extraordinaires, intégralement paramétrables. Dans le même article je décrivais les travaux de David Backer (MIT Media Laboratory) que je voulais inviter à faire des conférence en France. On me répondit qu’on “n’avait pas besoin de faire venir des Américains, car nous avions aussi bien en France”. Effectivement, on a vu la suite. Le plus triste est que l'informatique française regorge de compétences de haut niveau qui pourrait s’investir dans la mise au point de gros programmes pédagogiques (interactifs et paramétrables bien entendu).
Aujourd’hui, la programmation affective ou émotionnelle, telle qu’elle est développée au MIT permet même de simuler un affect de la machine dans son dialogue avec l’être humain. Au traitement de l’information, on ajoute celui de l’émotion ! Et on voudrait nous faire croire qu’informatiser une partie de l’acte de transmission des connaissances serait impossible ?
Mais alors, que resterait-il de non-réalisable par les ordinateurs ? L’essentiel, justement. C'est-à-dire la réflexion, le raisonnement, le doute hyperbolique, bref la connaissance humaine la plus fine, la plus originale et la plus pénétrante. Ce qui veut dire, en clair, que si les machines prenaient en charge tout le reste, le répétitif, le simple, le facile, les enseignants conserveraient leur mission la plus exaltante, celle d’éveiller l’intelligence, notamment dans sa dimension collective. Autrement dit, ils pourraient être moins nombreux, mieux payés, plus utiles à la société et certainement plus heureux parce que contribuant plus visiblement au bien être collectif.
S’il existait encore des doutes sur ce qui précède, je rappellerai seulement qu’en 1984, je me suis battu pour qu’un programme informatique extraordinaire d’entraînement à la lecture, baptisé ELMO 0, développé par Jean Foucambert et l’Association française pour la lecture, figurât dans les logiciels officiels de ce triste plan IPT : Qu’arriva-t-il ? Il en fut exclu. Parce que trop efficace. A l’époque, déjà clairement proactif (le mot n’existait pas), c'est-à-dire adaptable à chaque situation pédagogique, à chaque élève, avec toute la diversité souhaitable, et en plus, améliorable grâce à un traitement statistiques de toutes les erreurs de tous les utilisateurs conduisant à le faire évoluer dans une approche heuristique !
Imaginons une seconde ce que serait devenu ELMO 0, 23 ans plus tard en bénéficiant des mêmes efforts de recherche que d’autres logiciels… comme les jeux…
Pour les plus jeunes ou les plus défavorisés, la “remédiation” par l’ordinateur constitue un moyen exceptionnel de remise à niveau, à condition que les programmes soient bien adaptés évidemment. Je l’avais décrit dès 1986 dans un article sur l’exclusion des jeunes en difficulté, comme les dénommait Robert Badinter.
Un grand projet national (ou européen)
Pour moi, la seule solution viable aux questions de maîtrise des coûts et de meilleure efficacité de l’enseignement passe par un plan très ambitieux de développement des technologies éducatives. Mais pour y parvenir, il faut une volonté politique affirmée, il faut s’affranchir des vieux schémas et il faut convaincre les enseignants que cette réforme sera celle de notre siècle. Loin de vouloir se passer d’eux, elle leur redonnera un rôle central, moteur dans la société de la connaissance.
Le 19 ème a fait naître l’Instruction publique comme mission de service public ; le 20 ème a développé l'Education nationale en la diversifiant à tous les publics et tous les savoirs. Le 21 ème devrait inventer la Connaissance utile pour tous.
Aux contenus pédagogiques largement formalisables, il faut ajouter la plus grande partie de l’évaluation, celle qui concerne la maîtrise des savoirs de base. Avec la pression des parents d’élèves, de la société tout entière, les enseignants se retrouvent obligés de se livrer à de très nombreux contrôles (quand ce n’est pas pour avoir un peu de calme ou de silence dans leur journée…). Sait-on qu’entre un tiers et un quart du temps d’enseignement (du primaire au lycée, dans l’établissement et chez soi) est dévoré par les évaluations : les préparer, les administrer, corriger les travaux, expliquer et exploiter la correction en cours pour qu’ils soient réellement profitables aux élèves). Rien qu’avec une automatisation de ces tâches sans grand intérêt, on dispose d’un gisement d’un quart des postes en valeurs brutes ! Ce serait le premier axe de l’informatisation massive.
J’entends déjà les cris de certains - c’étaient les mêmes en 1984 !! - pour protester contre “une atteinte intolérable à leur responsabilité enseignante”, etc. A-t-on pris des gants pour expliquer aux agriculteurs ou aux sidérurgistes que l’on pouvait les remplacer par des machines ? Les enseignants ont cette chance - unique dans l’histoire - que l’informatisation de leur métier les ramène vers ce qui est le plus valorisant pour eux. Sauront-ils la saisir ? Ou auront-ils peur d’être confrontés à l'essentiel de leur mission, c'est-à-dire leur talent d'éveilleurs de l’intelligence ?
J’ajouterai aussi, même si c’est un peu caricatural, que la formalisation confondra tous les trissotins que la pédagogie “moderne” a laissé prospérer sur l’illusion fumeuse de la relation qui devrait primer sur tout le reste. Avec des ordinateurs, la relation subsistera puisque ne pouvant être prise en charge part les machines, mais elle devra impérativement ouvrir l’intelligence ou former le jugement, faire acquérir une distanciation suffisante avec le flot médiatique.
Naturellement, ceci suppose aussi que les enseignants soient ce qu’ils doivent être, c'est-à-dire rayonnants, capables d'intéresser, de passionner leurs auditoires, capables de les rendre curieux, à l’image de Pierre-Gilles de Gennes.
le projet Education 21
Education 21 est un nom provisoire, un nom de code, qui s'inspire de l’Agenda 21, bien connu des spécialistes du développement “acceptable” (ou “durable” en français si l’on préfère).
Voici autour de quelles premières actions il pourrait s’articuler :
- Actualiser les informations sur l’enseignement assisté. Réunir un groupe d’experts. Effectuer un « benchmarking » avec d’autres pays, rassembler les expériences et en tirer les leçons essentielles. Les USA sont en phase d’informatisation massive, l’Inde s’y attaque aussi ainsi que de nombreux pays.
- Dégager des finalités à la hauteur de l’enjeu (cf. celles de IPT). Il est clair que je milite encore pour une école distanciatrice et une éducation médiatique.
- Définir un modèle français ou européen exportable.
- Initier un grand plan de modernisation de l’enseignement concernant la pédagogie, objet de ce texte, mais aussi son administration à simplifier et rationaliser d’urgence.
- Valoriser les enseignants en leur montrant que ce plan va accroître leurs responsabilités de transmetteurs de sens, d’éveilleurs de l’intelligence, etc. (et avec augmentations des rémunérations à la clé).
- Les rassurer sur les questions de postes budgétaires à gagner…
- Initier une ingénierie du logiciel éducatif (dans les années 80, la France présentait une industrie naissante de grande qualité). Les complémentarités européennes sont à rechercher, un grand projet européen pourrait être initié via des commandes publiques.
- Développer une formation attractive et de qualité pour les enseignants, susceptible d’entraîner leur adhésion.
EDUCATION 21 : Tout de suite !
Chacun sait l’importance des 100 premiers jours d’un nouveau pouvoir politique (ou des 10 premières secondes d’un enseignant ou d’un conférencier…). C’est pourquoi, je pense qu’il faut aller très vite et engager cette action dès 2007/2008.
L’enthousiasme en 1984 était immense (plus de 200 000 demandes de stage). Aujourd’hui, même si le contexte est différent, il demeure possible de passionner les intéressés, de leur faire comprendre qu’il s’agit d’une chance unique. Que la refuser mènerait tout droit au déclin, non seulement de la fonction enseignante (voir le nombre d’officines privées dédiées à la remédiation), mais aussi au choix dramatique qui devrait être fait entre privilégier les financements des retraites ou ceux de la jeunesse, et risquer d’hypothéquer l’avenir de notre pays.
Face à de tels enjeux et à des réalisations concrètes, observables, mesurables des pionniers, l’acceptation apparaîtrait rapidement, et peut-être, à terme, l’enthousiasme pour une nouvelle mission pédagogique : développer la connaissance utile.
Retrouver Socrate en s’aidant de l’ordinateur.
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