Le personnage
De très nombreux écrits sont disponibles sur la vie et la carrière fulgurante de JJSS.
Le lecteur de cette chronique pourra facilement s’y reporter. Voici juste quelques points de repère qui correspondent à ma propre perception de la personnalité exceptionnelle de JJSS :
Polytechnicien, pilote de chasse, éditorialiste du Monde dès 25 ans, choisi par Hubert Beuve Méry. Et surtout créateur avec Françoise Giroud,du premier Magazine français l’EXPRESS, dont tous les autres sont issus. Comme je le dis parfois en cours : à la racine de la presse magazine française on a l’Express, la première voie à gauche conduit au Nouvel Observateur de Jean Daniel, la première à droite au Point de Claude Imbert, et si on continue tout droit, c'est-à-dire au centre, à Marianne de Jean-François Kahn, via l’Evénement du Jeudi.
JJSS, patron de presse, c’est aussi la promotion des femmes journalistes : Françoise Giroud, sa compagne des grandes années bien sûr, Madeleine Chapsal, sa première épouse, Catherine Collange sa sœur, Michèle Cotta, Catherine Nay et tant d’autres.
Mais JJSS, c’est aussi l’exigence, l’urgence, l’innovation, la modernité, l’élan vital, l’énergie d’une intelligence toujours en mouvement, et surtout une fantastique capacité à entraîner ses collaborateurs, à donner le maximum d’eux mêmes, à proposer des projets en se fixant toujours des finalités qui les conduisent à se surpasser, à se transcender face à l’urgence de faire évoluer le monde.
JJSS fut un immense visionnaire et un homme d’action, un homme pressé de faire progresser le monde, et plutôt que de décrire ses déboires, car il en connut, notamment en politique, mieux vaut s’inspirer de son énergie créatrice au service du progrès du genre humain, et ne jamais reculer devant des idées qui dérangent.
JJSS dans les années 80
Mon premier contact remonte à une conférence de l’ordre des Palmes académiques, tenue au lycée Henri IV, dans laquelle JJSS était venu présenter Le Défi Mondial. Le choc absolu. Puissance des thèmes. Force de la vision. Espoir. Talent oratoire incroyable. Une totale maîtrise du langage et du geste, une intelligence hors du commun. Comme l’a dit plus tard un autre polytechnicien,Valéry Giscard d’Estaing, il avait vraiment “une case de plus”… A ce propos, et c’est peut-être ce qui perturbe certains commentateurs, JJSS a travaillé aussi bien avec Pierre Mendès France, Gaston Defferre, Valéry Giscard d’Estaing ou François Mitterrand sans la moindre considération pour la politique politicienne qu’il prenait pour un enfantillage, une perte de temps face à l’urgence des problèmes à régler. Effectivement, ceux qui ont une approche simple de la politique ont parfois du mal à penser que l’on puisse travailler tantôt avec les uns ou les autres. Ils vivent cela sur le mode de la trahison, du reniement. Pour lui, le positionnement politique tient dans la technique de résolution des problèmes, dans l’ordre des urgences, mais pas dans les constats ni dans la recherche d’idées novatrices qui ne peuvent être originales et fécondes lorsque l’on est prisonnier d’un système de pensée trop rigide qui empêche d’aller voir ailleurs que dans sa caverne. Par dessus tout, un goût de la liberté. Mais aussi un sens des responsabilités exacerbé vis-à-vis des générations futures.
La vision de JJSS pour le développement de l’intelligence
La thèse centrale du Défi Mondial est simple : l’humanité a toujours progressé par des crises ou des guerres. Celle qui se profile pour les années 80 est terrible. Totale. Les pays pauvres contre les pays riches. Pour limiter les écarts, les organisations internationales ont inventé le développement, mais celui ci accroît la demande des pauvres sans qu’ils soient assez riches pour se payer les biens de consommation que les médias occidentaux diffusent partout en boucles infinies. Pour JJSS, une seule solution : diffuser partout, à toute vitesse le meilleur de la technologie occidentale, le microprocesseur (le silicium du “sable qui rend intelligent) pour que les pays pauvres nous rejoignent tout de suite en matière de développement sans passer par les catastrophes de l’ère industrielle (exploitation des hommes, épuisement des ressources pollutions diverses) de sorte que leur demande devienne solvable pour que nous entrions avec eux et tout de suite dans un échange gagnant gagnant dans lequel chacun se développe harmonieusement. Et pour que cette évolution soit supportable par les pays riches sans entraîner trop de chômage dû à du dumping social, engager un effort sans précédent dans la ressource humaine, dans l’intelligence par l’éducation et l’ordinateur associés dans une phase de progrès jamais connue dans l’aventure humaine : la démultiplication de l'intelligence par la formation et par les machines…
Faut-il commenter ce qu’aujourd’hui encore cette thèse - incroyable - a de novateur et surtout de mobilisateur. Enfin, un grand projet, une vison, du sens pour nos efforts…
La rencontre avec l’Education médiatique
De mon modeste côté, j’avais travaillé sur le développement des ”nouvelles technologies” dans l’enseignement, d’abord avec l’audiovisuel et le multimédia, puis avec la calculatrice et l'ordinateur en animant des stages et surtout en publiant des articles et des ouvrages sur ces questions. Mais comme je ne satisfaisais jamais des projets en tant que tel, j’avais toujours soin d’adopter une démarche kantienne, commençant par fixer les finalités générales, puis le public et les objectifs de toute action. Enfin, je travaillais depuis quelques années sur le concept de distanciation et mettait au point, de manière empirique (et pas universitaire) les prémices d’une future “théorie distanciatrice”, réunissant identification et distanciation dans un équilibre dialectique permanent.
En février 1984 avait eu lieu un très important colloque organisé par Jacques Attali sur l’informatique dans l’enseignement (présidé par François Mitterrand qui y fit son célèbre discours “L'informatique est l’homme pressé de la science…”. J’en rendis compte dans les colonnes de l’Ecole Libératrice (350 000 exemplaires) en tentant comme toujours de proposer des finalités utiles et claires et pas seulement une mode et des dépenses de plus.
C’est ainsi qu’en septembre 1984, je fus saisi par le SNI-Pegc (à l’époque le puissant Syndicat National des Instituteurs) d’un énième préprojet d’introduire des ordinateurs dans l’enseignement. Je remis quelques notes stratégique indiquant ce qu’à mon avis on pouvait faire d’intéressant et d'original, qui ne soit pas une simple reprise des plans précédents (j’en ai fait une analyse plus complète dans un chapitre de ma thèse).
Un soir, je fus invité à une audience dans le grand bureau de Gaston Defferre qui venait de terminer la grande réforme de la décentralisation et se “reposait” (selon ses termes) au ministère du Plan et de l’Aménagement du Territoire.
C’est là que je revis JJSS qui nous fit un discours flamboyant sur l’avenir, sur ce qu’une éducation aidée par les ordinateurs pouvait apporter. Il passa des enfants d’une maternelle américaine à des expériences dans les quartiers nords de Marseille où l'ordinateur semblait apporter beaucoup d’espoir dans la “remédiation” des jeunes en échec scolaire (déjà…). Il conclut en disant que c’était aux enseignants de relever ce défi, qu’eux seuls pouvaient intégrer modernité et tradition et retrouver un rôle pilote, redevenir des hussards de la République.
A la question qui fut posée de l’étrange absence à cette réunion de responsables de l’Education nationale (le ministre de l’époque était Jean-Pierre Chevènement), il fut répondu que l’innovation passant si mal par cette administration, mieux valait faire appel directement à ses forces vives, représentées leur syndicat.
En tant que “Conseiller technique”, je fus chargé de préparer une note qui devint le point de départ du plan IPT. Je précise qu’à cette époque, ma fonction officielle était Chef de projet pour l’Association Media et Vie Sociale qui s’occupait d’opérations d’appropriation des nouvelles technologies. J’étais donc doublement impliqué dans ces opérations.
Le reste de” l’histoire est raconté dans les pages précédentes. Je retrace ici quelques une de mes rencontres avec JJSS.
Les rencontres avec JJSS
La première eut lieu dans son bureau du Centre Mondial pour l’informatique et la Ressource humaine (en référence à l’ouvrage extraordinaire de Samuel Pisar, rescapé des camps de concentration).
C’était un soir. Je fus reçu seul dans son bureau, faiblement éclairé. JJSS avait eu mes notes stratégiques. Après le “Bonjour, asseyez vous…”, il m’interrogea immédiatement sur les finalités. Que signifiait cette “Education médiatique” et toute une série de questions courtes, presque hachées, prononcées à voix très basse. J’avais un peu plus de 30 ans et j’étais très impressionné. Je sentais qu’il me passait au scanner en me disant en moi même : pourvu qu’il ne me prenne pas pour un imbécile, et en même temps, le miracle, souligné par ceux qui l’ont connu de près commençait à se faire sentir. J’avais le sentiment très vif que ce que nous faisions ou voulions faire ensemble était fondamental, vital. C’était sa force : rendre votre propos important, un peu comme si l’avenir de la France en dépendait directement. Son regard, assez distant au début s'attacha plus fort sur moi à la fin de l’entretien.
Lorsque je sortis, j’étais sonné, groggy, fébrile d'arguments que je voulais intelligents, épuisé comme après une longue course, mais heureux, incroyablement confiant en l’avenir, désireux de me surpasser. Et de fait, le soir même, sur mon macintosh tout neuf, je rédigeai de nouvelles notes sur ce plan qui n’avait pas encore de nom mais dont dont je sentais qu’il était vraiment différent des autres. On ne parlait pas d’ordinateurs, de budgets mais d'échanges de textes, de documents, de communication, de création et de progrès des individus, de meilleurs chances pour chacun et d’innovation pour le bien de tous.
D’autres rencontres eurent lieu avec la même exigence et peut-être (mais je n’en suis pas sûr) un peu plus de connivence. Je vins travailler au Centre avec Jean-François Boisvieux, mon homologue qui conseillait JJSS comme je conseillai le SNI et à travers luis Gaston Defferre.
JJSS : brillant mais inquiet
Un jour, JJSS me proposa de l’accompagner à une réunion à Béthune ou se déroulait un de ces multiples salons de l'informatique et des nouvelles technologies. Je l’avais déjà accompagné dans des réunions, mais seulement à Paris. très tôt, une voiture vint me chercher pour Villacoublay ou un petit jet d’affaire (un Falcon) nous attendait, lui et moi.
Inutile de dire que je me sentais dans un autre monde. C’est là peut-être que je commis une gaffe monumentale et ressentis une émotion de pure intelligence concentrée.
La gaffe survit lorsque nous montâmes à bord : je n’avais pas l’habitude des avions privés. Le hasard fis que je fus le premier à pénétrer dans la carlingue avec sur la gauche le commandant de bord et le copilote. Erreur suprême : je ne les saluai que d’un regard, comme dans un avion de ligne et encore, quand on les voit. Cinq secondes plus tard, lorsque je vis comment JJSS les saluai je réalisai ma bêtise, mon ignorance crasse (en plus il avait été pilote…). Il ne me restait plus qu’à tenter de faire assaut d’idées originales et d’arguments géniaux pendant le vol pour faire oublier ma bévue. Depuis, à chaque fois que je prends l’avion et qu’un uniforme nous attend en haut de la passerelle, je salue longuement sans que personne ne se doute de la raison : une trop vielle histoire∞ et une vieille dette.
L’émotion, ce fut après le chek up. Nous allions décoller. JJSS me redemanda une précision sur le dispositif de formation des enseignants (on prévoyait d'en former 20 000). Je le sentis contracté. il demanda au pilote de stopper, de couper les moteurs. Et dans le silence revenu, on n’entendait plus que le vent sur les ailes du falcon, il écrivit quelques lignes que le chauffeur revint prendre pour porter directement au président de la République. C’est là qu’il me dit : ça ne sera pas facile. Il faut aider le président. Sur le coup, je ne compris rien. Nous. ou plutôt lui, aider le président. Alors que le président possède le pouvoir et qu’il décide. La suite prouva que JJSS prévoyait les réticences et les chausse trappes qui allaient survenir, et qu’un président ne peut décider de tout tellement les échelons interfèrent les uns les autres.
Nous partîmes ensuite pour Béthune où le Préfet nous attendant dans sa R30 : rapide traversée, au pas de charge du salon, quelques mains à serrer, puis Conseil général, présidé par Noël Josèphe. En principe c’est là que j’aurais dû intervenir pour expliquer le futur plan informatique. Dans l’avion, je m’étais répété cinquante fois un discours que j’allais prononcer et qui se devait d’être clair, motivant, exaltant, nous en avions réglé les détails avec JJS pendant le vol où il me proposa aussi de lire la presse internationale.
Les discours se succédaient, tous très empesés mais bienveillants. JJSS pris la parole, lentement d’abord, puis avec de plus en plus de force et de conviction. Emporté par son élan peut-être, il aborda ce que je devais dire sur les finalités et l'organisation générale. A chaque seconde je me demandais avec un peu plus d'angoisse ce qu’il me resterait à dire puisqu’il décrivait tout… Et tellement mieux que je l’aurais jamais prononcé. Dans sa péroraison, il m’associa à la réflexion, en parlant de son ami, expert de grande qualité, qui représentait l’Education nationale, alors que je n’étais même pas mandaté du SNI. Et comme il se faisait tard, je ne pris pas la parole, à la fois dépité pour la préparation et l’éventuel plaisir à présenter une opération à laquelle je croyais et soulagé de ne pas rivaliser avec le talent oratoire de JJSS qui en plus avait tout dit de ce que je devais annoncer… Pascal Josèphe me prit par le bras, et me remerciant (de quoi ?) me dit : “Et bien, maintenant, vous êtes sacrément mouillé, je vous souhaite bon courage”.
C’est dans la bousculade de notre départ que JJSS revint vers moi, et l’air sincèrement angoissé, le ton inquiet, la voix saccadée me demanda : “Ai je été bon ? N’était ce pas trop long, trop technique, trop éloigné des réalités, n’ai je pas commis d’erreurs ?” Tout en l’assurant qu’il avait été excellent, je me demandai si son inquiétude était réelle ou non, lui qui avait tellement l’habitude des prises de paroles en tous lieux et toutes circonstances.
L’échec de l’opération
J’ai raconté ailleurs (et Bernard Dimet l’a publié) la triste fin du plan IPT, condamné par les courtes vues et les relations un peu trop amicales entre des responsables politiques et économiques. MM. Chevènement et Fabius tuèrent l’espoir, imposèrent des ordinateurs français et l’opération sombra. Les finalités furent abandonnées.
Et depuis, l'education nationale n’a plus rien fait en matière d’informatisation à part la distribution de quelques crédits pour remplacer les matériels et dispenser des formations dignes d’un service après vente.
Pour l’aspect polémique, on pourra lire des articles que j’ai publiés plus tard. Aujourd’hui j’ai totalement laissé de côté ces activités. Nos idées à JJSS et moi étaient trop en avance dans les années 80. Dans les années 2000, il en est toujours de même. A moins que l’EN soit vraiment très en retard !
JJSS démissionna en 1985 du Centre Mondial qui fut fermé lors de l’alternance de 1986. Il écrivit Passion, un de ses meilleurs livres, puis Les Fossoyeurs, très critique et amer et partit enseigner à Carnegie Mellon.
L’homme qui venait de l’avenir
Dans cette page, j’ai voulu faire connaître la chance exceptionnelle que j’ai eue de connaître Jean-Jacques Servan-Schreiber. Certes “notre” projet commun n’a pas abouti, et c’est triste pour la France, mais j’ai appris tellement de choses en si peu de temps…
La certitude que la maxime kantienne du Règne des fins est la plus grande chose que l’on puisse faire sur Terre. La certitude qu’il ne faut jamais hésiter à construire des visions qui font progresser le monde. La certitude qu’il ne faut jamais tergiverser sur un bon projet, quels qu’en soient les risques personnels. Le souci de montrer à ses collaborateurs qu’ils sont importants, que leur intelligence est indispensable dans tous les projets où ils sont impliqués. La disponibilité aux idées nouvelles et l’enthousiasme communicatif pour les faire partager.
Jean-Jacques Servan-Schreiber a éclairé la vie de milliers de gens (cf. les témoignages). Au delà de la tristesse, sa mort relance l’envie de continuer ses combats et d’avoir confiance en l’avenir, même quand il apparaît sombre.
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