On s'en doutera, ce n'est sûrement pas là une bonne façon de poser le problème de l'informatique et de l'enseignement. En effet, accepter une telle formulation consisterait à se demander si le tableau noir (ou blanc, ou vert) améliore notablement l'efficacité pédagogique de l'enseignant, ce qui réduirait à un simple aspect mécanique "l'acte éducatif". Il en résulterait une cybernétisation des apprentissages rendant possible le célèbre "remplacement futur des enseignants par des machines"... Cette analyse paraît heureusement aujourd'hui complètement dépassée. Et il n'est plus guère de partenaire du système éducatif qui n'ose la présenter, au moins officiellement. Dès lors, doit-on pour autant considérer l'informatique à l'école comme quelque chose de banal, allant de soi ?... Nous ne le pensons pas et considérons au contraire qu'à condition de se donner les moyens d'une politique ambitieuse et volontaire, l'introduction d'ordinateurs devrait permettre à l'institution de s'adapter enfin à la société moderne et de précéder pour une fois les mouvements en profondeur dont on sent les premiers signes avant-coureurs se profiler dans presque tous les secteurs du corps social. En d'autres termes, nous considérons qu'il est urgent de profiter de la "mode" actuelle vis à vis des nouvelles technologies pour "moderniser" ce qui peut et doit l'être... Ne serait-ce que pour que nous soyons acteurs du changement et "chercheurs" ou défricheurs de l'avenir. L'implantation de l'informatique et de ses techniques associées ne doit pas se faire malgré nous, mais avec nous, sous notre contrôle et notre entière responsabilité.
Nous avons déjà beaucoup décrit dans ces colonnes au cours des deux dernières années scolaires, les multiples utilisations de l'informatique en classe; aussi n'y reviendrons-nous pas. En revanche, pour fixer les idées, il peut être utile d'en rappeler les principaux types d'emploi, en insistant sur le fait qu'aucun d'entre-eux n'est exclusif des autres, et que la tentation de les hiérarchiser en accordant plus d'estime ou de moyens aux uns au détriment des autres nous paraît stérilisatrice et dangereuse. Il y a suffisamment d'efforts urgents à fournir afin de parnenir à repositionner l'école (ou le "système de formation") comme "pôle moteur" de la société pour ne jeter d'exclusive sur aucune utilisation; surtout lorsque ces efforts ne coûtent rien ou presque à la collectivité (a-t-on pensé aux milliers d'heures supplémentaires effectuées par des développeurs anonymes de programmes et que les intéressés n'ont même pas réclamées...). Nous pensons qu'il appartient à chaque enseignant ou à chaque équipe de définir en "temps réel", c'est à dire en "interaction" avec ses élèves (1), son attitude face à l'informatique, en fonction notamment de ses stratégies générales ou de ses préoccupations particulières du moment. Un ordinateur doit apporter de la souplesse dans l'organisation de la classe et n'imposer aucune contrainte; de sorte qu'il demeure possible à ses $us de n'exclure a priori aucune démarche; seule l'efficacité de son action pédagogique ou didactique devant être prise en compte. Nous rappellerons à ce propos que l'informatique devrait être un bon vecteur de développement de ces fameuses équipes pédagogiques, lesquelles ne peuvent vraiment fonctionner que si des collègues se réunissent autour d'un projet, d'un besoin ou d'une idée, par exemple "quoi faire avec l'informatique", et pas simplement par hasard, en fonction des services et des horaires. Voici une liste sommaire de différentes sortes d'activités qu'il est possible d'organiser avec un micro-ordinateur :
1). Organiser des mini-séquences d'Enseignement Assisté par Ordinateur, par exemple des Travaux Dirigés ou des Travaux Pratiques. Dans cette hypothèse, les élèves travaillent individuellement ou par deux pendant que le reste de la "classe" ou du groupe de niveau poursuit des activités "classiques". C'est ce que nous avions appellé "l'ordinateur au fond de la classe" (2). Les programmes pouvant soit être développés par les enseignants à mesure de leurs besoins et de leur maîtrise de l'informatique, ou bien provenir de catalogues de didacticiels émanant du CNDP (à condition qu'un gros effort de présentation soit consenti), soit des éditeurs privés (à l'instar de ce qui se passe avec les manuels, et à condition de se munir, sans fausse honte des moyens de décrire voire d'évaluer les "produits pédagogiques"), ou encore d'associations productrices (3).
2). Organiser des séquences d'EAO en supplément du strict temps scolaire (pour la remise à niveau notamment). Cette utilisation suppose des systèmes plus importants, capables d'interagir avec les élèves autrement que par des simplistes "c'est juste/c'esty faux, ou "je ne vous ai pas compris"... A l'heure actuelle, seuls quelques micro-ordinateurs "haut de gamme" peuvent prétendre supporter correctement de tels didacticiels. On peut envisager de nombreuses variantes, comme le chargement à distance à partir de bases de logiciels éducatifs en provenance des CDI (4) d'autres établissements...
3). Intégrer l'usage de l'ordinateur dans une pratique quasi-quotidienne, en le chargeant de faire office de base "locale" de données permettant aux élèves de traiter des informations et plus tard des connaissances (5) de toutes natures (des exemples existent déjà en géographie, mais on peut en imaginer en langues vivantes et pratiquement dans toutes les disciplines). Ce type d'intégration suppose des matériels et des logiciels de hautes performances capables de réagir instantanément à de nouveaux besoins, à un nouvel environnement, rien qu'en changeant quelques paramètres. Il s'agit là d'une utilisation encore utopique, mais nous considérons qu'il serait infiniment plus fructueux de définir d'abord les usages que l'on souhaite obtenir de l'informatique plutôt que d'essayer de bricoler des matériels inadaptés en finissant par perdre complètement de vue les objectifs pédagogiques initiaux.
4). Faire découvrir aux élèves les éléments les plus fonctionnels de la culture et de la démarche informatiques. Ce qui entraîne qu'ils puissent disposer de matériels en libre service sur lesquels ils pourront réaliser des applications de leur choix, notamment des expérimentations télématiques, des manipulations de données, et construire des programmes (en étant débarassés des vicissitudes des langages actuels). Ceci supposerait que les matériels et les logiciels mis à la disposition des écoles, des collèges et des lycées soient nettement plus performants que tout ce que proposent à l'heure actuelle les constructeurs français (6).
Comme on l'aura constaté, nous avons soigneusement évité de présenter le traditionnel (faux) débat entre "enseignement de l'informatique " et "enseignement avec l'informatique ". Cette question nous semble en effet complètement dépassée, tant les approches devraient être complémentaires. Face à une situation constamment évolutive, nous devrions nous montrer pragmatiques et prendre à chaque approche ce qu'elle a de meilleur et de plus facilement ou rapidement réalisable : L'EAO pour des sessions de rattrapage, à condition de disposer de matériels adéquats; la programmation "classique" (sans exclusive de langage) par des enseignants (seulement les passionnés pour l'instant), mais en voyant bien que la manière (aujourd'hui peu pratique) d'écrire des logiciels va changer bien plus au cours des 5 années qui viennent que depuis les tout débuts de l'informatique en allant vers plus de simplicité, vers plus de "convivialité" et surtout vers plus de créativité. Les mêmes évolutions seront encore plus utiles vis à vis des élèves en les libérant des actuelles contraintes de la programmation qui font que les initiations à l'informatique ressemblent parfois plus à du dressage à un certain type de syntaxe arbitraire et tatillonne qu'à la découverte d'une nouvelle "culture". Il y a donc un effort de formation "moderne" immense à mener si l'on ne veut pas que l'institution scolaire demeure une nouvelle fois en retard sur l'évolution de la société.
(1). Ceci pour montrer qu'il reste possible d'exploiter et de "récupérer" le jargon informatique...
(2). Cf. EL n° 22, Page 12, du19/03/83.
(3). Le CESTA (Centre d'Etudes des Systèmes et des Technologies Avancées), 5 rue Descartes 75005 PARIS édite un catalogue de 400 didacticiels disponibles actuellement (pour 120 F). Il met également sur pied un service de téléconsultation de ce catalogue accessible sur MINITELS.
(4). Cf EL 26 et 30 des 5/05 et 9/06/84. (5). Au sens des ordinateurs dits de "cinquième génération", capables de traiter non plus seulement des données, mais des connaissances...
(6). Pourtant de nombreux projets français ou européens (p. e. KAYAK ou ESPRIT) existent bel et bien. Malheureusement, l'intendance a quelque mal à suivre. Sait-on par exemple que KAYAK présentait les principales novations qui font le succès du MAC INTOSH d'APPLE, comme le concept de fenêtres multiples sur un même écran, ou l'utilisation ultra simplifiée de l'ordinateur grace à des menus identiques d'un programme à un autre...
Jean-Luc MICHEL
1984
Article paru en 1984 dans la revue L'Ecole libératrice destiné aux 350 000 lecteurs (enseignants, au ministère, au ministre et son équipe.
Cette chronique se voulait parfois "politique" et proposait des orientations à un ministère que je jugeais à l'époque bien endormi et sans originalité, sans souffle, sans grand dessein. Il semblerait que la situation n'ait guère changé depuis hélas !!
Le lecteur appréciera peut-être que dès 1984 nous revendiquions au moins un ordinateur par classe, DANS la classe et pas dans une salle spécialisée. Il paraît qu'en 2000 cette idée serait à la mode. 16 ans de perdus pour les élèves !