Qu’y a-t-il de commun entre le travail du journaliste et celui de l’historien
? Le journaliste («digne de ce nom », comme le disent les chartes)
collecte des faits, les croise, vérifie les sources, met à distance
les intérêts des témoins tout comme ses jugements personnels.
Il rapporte clairement les événements mineurs comme les phénomènes
les plus complexes en séparant le fait du commentaire. Même lorsqu’il
se consacre à des périodes très anciennes, l’historien
en fait autant, à la différence qu’il n’interagit
pas avec les protagonistes mais seulement avec les traces qu’ils ont
laissées. Il en est de même dans beaucoup d’événements
lorsque le traitement médiatique s’effectue sur des documents
et pas directement sur les sources pour des raisons organisationnelles, économiques,
etc. La distance géographique se substitue à la distance temporelle.
Pourquoi chercher à construire une comparaison entre ces deux professions
?
Parce que l’investigation – défendue depuis sa création
par le Festival du scoop et du journalisme d’Angers – constitue
un domaine frontalier aux deux activités. Et aussi parce qu’en
France, la médiasphère s’interroge rituellement sur ses
fondements, ses procédures et sa légitimité sociale.
Au fil du temps, l’histoire est devenue une science, elle a développé
ses méthodes d’observation et d’analyse. Une même
réalité historique peut être étudiée par
plusieurs historiens « concurrents ». Les reconstitutions ou interprétations
qu’ils effectuent pourront être critiquées, remises en
cause ou invalidées. La connaissance progressera sans cesse et il restera
toujours possible de réinterroger les témoignages, de découvrir
de nouvelles archives et d’en extraire des interprétations complémentaires
ou contradictoires. C’est cette capacité à revenir sans
cesse sur un sujet qui confère à l’histoire une scientificité
aujourd’hui reconnue. On peut y ajouter que le statut d’historien
professionnel (universitaire) ne s’acquiert que dans la longue durée
d’études très sélectives et celui d’historien
amateur (qui peuple les nombreuses sociétés savantes de notre
pays) que dans l’abnégation de passer des heures innombrables
à étudier des documents rébarbatifs qui n’intéressent
qu’une poignée de passionnés (mais certains médiateurs
ne se plaignent ils pas des mêmes difficultés ?).
En apparence, les activités du journaliste et de l’historien
paraissent fort éloignées. Mais comme l’histoire est réputée
crédible et la presse ne l’est pas, comme le goût du public
pour l’une et l’autre demeure important comme l’attestent
les tirages, on peut se demander si les méthodes de l’historien
ne pourraient pas enrichir le traitement médiatique tout en accroissant
sa légitimité.
La longue tradition de l’exégèse, le recours à
des outils linguistiques sophistiqués permettent de faire émerger
les significations les plus marquantes d’un discours : la presse n’y
recourt qu’à l’occasion des débats présidentiels
(quand ils ont lieu), pourquoi ne pas s’en servir plus souvent ? Pourquoi
ne pas s’y former ?
La culture du recoupement encourage la recherche des plus petits indices pour
ne pas être victime du politiquement correct, pour découvrir
des structures fondamentales mais cachées. Beaucoup d’historiens
travaillent en équipes, mais en France, on privilégie l’exercice
solitaire du pouvoir (d’informer). C’est le modèle grand
reporter qu’il faudrait interroger. Sans oublier la pratique de la redondance
institutionnalisée.
L’historien travaille ses matériaux. Il recourt à des
experts, des auxiliaires scientifiques, des mesures, des calculs, des schémas,
des graphiques, des mappings pour mieux représenter et expliquer les
phénomènes complexes. Dans la presse, l’infographie médiatique
a encore de gros progrès à accomplir, en s’inspirant par
exemple de la sémiologie graphique de Bertin (cf. le site de cartographie
de Sciences Po Paris). En une dizaines de photos avant/après assorties
de surlignages précis des contours, le web du New York Times montrait
l’exceptionnelle ampleur des dégâts du tsunami. A côté,
les illustrations de la presse française (quand il y en avait) faisaient
bien pale figure.
L’histoire se construit sur la sédimentation des connaissances
successives et leur remise en question permanente : la presse vit –
ou vivait avant l’internet – sur l’amnésie, sur ce
qu’un auteur a appelé la culture mosaïque, sur le règne
du « Et maintenant, voici » dont la version humoristique est le
célèbre « Sans transition… ». Même lorsqu’ils
sont longs, les papiers demeurent trop souvent superficiels, ne dégagent
que rarement l’essentiel d’un événement. Au «
Faites emmerdant », on eût pu préférer un «
Rendez le lecteur plus intelligent », mais pour y parvenir – à
l’intelligence – il faut déployer beaucoup d’efforts
et de rigueur, denrées trop rares dans le monde médiatique,
toujours prompt à se trouver des excuses et dénoncer des dysfonctionnement
ailleurs que chez lui.
Heureusement, les bases de données disponibles sur le net vont changer
la donne. On remarquera que lorsque des écrits journalistiques deviennent
anciens, c'est-à-dire « historiques », ils semblent acquérir
de la valeur puisqu’il faut généralement payer pour y
accéder. En croisant ses sources, le public va forcer les journalistes
à revenir sur leurs commentaires lorsque ceux ci, avec le recul du
temps, auront révélé leur haut degré de futilité.
L’historien sait qu’il sera évalué par ses lecteurs
du futur. S’il sort du discours amnésique, le journaliste va
devoir s’en convaincre avant d’écrire.
Les historiens ne craignent pas la controverse (indépendamment des
querelles de chapelles qui existent chez eux comme dans toutes les corporations).
Ils la déclenchent si des pièces nouvelles sont de nature à
remettre en cause une interprétation commune même bien ancrée.
Le journalisme manque de contradictions importantes : les textes produits
à l’occasion de l’affaire du plombier polonais étaient
d’une platitude affligeante, sans présenter, pour la plupart,
d’enquête approfondie et non partisane sur le thème de
la délocalisation. La frilosité des commentaires au moment de
la sortie de l’ouvrage de Péan et Cohen sur La face cachée
du Monde a montré jusqu’à la caricature tragique le refus
quasi universel de toute auto critique.
Le journalisme ne peut se contenter de rapporter (puisque ceci est déjà
une mise en forme des faits), il lui faut chercher et découvrir des
variables, les expliciter, bref, fournir un effort presque scientifique de
modélisation. Pour s’inscrire efficacement dans l’évolution
générale de la société, il lui restera à
intégrer les dernières avancées de la psychologie et
surtout de l’intelligence émotionnelle.
Enfin, l’histoire se construit collectivement en agrégeant des
contributions nombreuses, souvent contradictoires, elle cherche à offrir
un cadre interprétatif général, au moins vis-à-vis
de chaque domaine dont elle traite. Avec Toynbee elle s’interrogeait
sur les cycles, avec Todorov elle recherche les invariants, avec Bloch, Febvre,
Braudel et les Annales elle cherche les structures absentes et renouvelle
régulièrement ses paradigmes. En regard, le journalisme éprouve
le plus grand mal à assurer un minimum de crédibilité
(les enquêtes sont toujours cruelles).
Pour évoluer s’il ne veut pas être balayé par les
blogs, les réseaux d’information répartie, les médiateurs
spontanés ou organisés par des lobbys plus ou moins démocratiques
et visibles (société à la Huxley), il faudrait peut-être
qu’il se crée enfin des instances de régulation qui définissent
les finalités des formations initiale et continue, fixent les règles
d’exercice de la profession, sanctionnent les manquements, suscitent
des programmes de recherche d’outils et de méthodes adaptées
au traitement de l’information des sociétés participatives.
Et pour ne pas ressortir l’antédiluvien argument datant de l’après
seconde guerre mondiale selon lequel le refus d’un ordre (des journalistes)
était motivé par les atrocités de Vichy, il suffit de
rappeler que le referendum sur l’Europe a montré que tous les
arguments liés à cette époque n’étaient
plus entendus parce qu’étant projetés dans une histoire
considérée à tort ou à raison comme ancienne.
Depuis vingt ans, le festival d’Angers rassemble l’élite
du journalisme avec celles et ceux qui font honneur au métier en risquant
souvent leur vie pour collecter l’information à la source. C’est
à partir de leur exemple que pourrait s’initier un mouvement
de renouvellement profond de la profession. Le premier outil symbolique et
concret devrait être la création d’une tribune de critique
honnête et non idéologique des médias, une sorte de médiacritique
indépendante.
Qui l’accueillera ?
JLM
Novembre 2005
Les journalistes primés à Angers le 26 novembre 2005.
Cet article développe les arguments présentés dans la plaquette du Festival international du Scoop et du Journalisme d'Angers.
Il revient sur la distanciation et l'identification !!