Après avoir défini les principales formes de culture, il nous reste à examiner comment les intégrer dans un processus éducatif global (un "grand dessein") destiné à mieux préparer et former les futurs citoyens des sociétés de l'information, sans réaliser les caractères spécifiques liés à l'interactivité des systèmes et des réseaux.
Si l'on essaie de raisonner à l'échelon international, force est de constater que pour la majorité des plus fervents zélateurs de la culture informatique ou technologique ou médiatique, il ne s'agit grosso modo que d'une O.P.A. (Offre Publique d'Achat, formule très utilisée en bourse...) et destinée à investir le champ des cultures populaires et de masse avec les nouveaux moyens informatiques et télématiques. Cette O.P.A. subreptice devrait naturellement profiter aux grandes firmes multinationales de la haute technologie en visant à faire évoluer les formations professionnelles et les modes de vie des citoyens afin que les entreprises puissent trouver du personnel mieux adapté à leurs stratégies ainsi que des consommateurs plus réceptifs à leurs nouveaux produits, quitte à susciter par toutes sortes d'opérations de la demande sociale ou des pseudo besoins sociaux (1).
Naturellement, cette stratégie mondiale n'est pas (encore ?...) monolithique, et des espaces de liberté subsistent (2) dans lesquels il reste possible de s'engouffrer avec la volonté d'orienter ou de réorienter les politiques d'informatisation, en cherchant notamment comment nous, éducateurs, pourrions les faire coïncider le plus étroitement possible avec des objectifs d'expression, d'expérimentation personnelles ou de socialisation de l'enfant, de libération, de responsabilisation du travail leur ou de personnalisation du citoyen. C'est pourquoi nous considérons que toute tentative visant à faire acquérir aux élèves une culture informatique devra être précédée d'une réflexion globale sur les objectifs sociaux, culturels et pédagogiques ainsi que sur leurs interactions multiples étayées par des travaux de terrain. Il sera temps ensuite de définir les contenus et les modalités de la formation des enseignés et des enseignants et d'y affecter les moyens nécessaires.
Si la nécessité de faire acquérir une culture informatique à nos élèves apparaît aussi indispensa ble qu'urgente, nous pensons néanmoins que cette culture doit s'élargir à l'audiovisuel à la communication médiatisée. En d'autres termes, il nous semble qu'il faille profiter du formidable intérêt levé par l'informatique comme de son potentiel attractif pour asseoir une véritable forma tion théorique et pratique, analyti que et synthétique aux sciences et aux techniques de l'information et de la communication. Les citoyens des sociétés post industrielles vont vraisemblable ment se trouver insérés (ou en glués ou emprisonnés...) dans les réseaux de communication de plus en plus denses et com plexes. La plupart des études prospectives concordent au moins sur les 40 à 60% de la main d'oeuvre devant travailler dans les échanges d'informa tions, de données ou de connais sances. C'est la raison pour la quelle l'un des enjeux capitaux quant au rôle à long terme de l'ins titution scolaire va osciller autour de la question de la maîtrise des informations véhiculées par les réseaux aussi bien du point de vue de leur émission (codage mise en forme, sélection, classement...), que de celui de leur réception (décodage, com préhension, assimilation...). L'information, le savoir, la connaissance ne viendront plus seulement du livre, ni même de la vidéo, mais aussi et de plus en plus, du réseau (câbles, satellites, fibres optiques) et ceux qui ne seront pas assez entraînés aux mécanismes d'émission réception interactive de ces messages médiatisés (c'est à dire passant par des ca naux avec tout ce que cela signi fie de modifications, d'adaptations, de manipulations et de ré ductions) risquent de se retrouver " parqués ), intellectuellement et inconsciemment dans des ré serves idéologiques qui ne leur permettront de communiquer avec l'extérieur qu'au moyen de réseaux hyper sélectifs. En d'autres termes, on sera libre de tout recevoir chez soi... mais on s'orientera préférentiellement vers ce qui aura été préalablement mis en forme, préparé, " adapté " pour soi (c'est la segmentation des publics. Pluralité des sources et des canaux, oui, mais à condition que les citoyens concernés (nos élèves d'aujourd'hui...) aient été suffi samment entraînés, grâce à des méthodes actives aux proces sus de mise en forme des messa ges, des données et des connais sances, afin de pouvoir traiter convenablement ces données à leur travail, ou de sélectionner un programme chez eux sur d'autres critères que la facilité immédiate de la détente), produite... Nous aurons donc à lutter contre le développement de futurs esclaves dorés et heureux bien isolés de leurs concitoyens dans leurs cellules familiales... Legrand dessein de la culture médiatique, considérée comme une extension de la trop réduite culture informatique tiendrait alors dans l'acquisition d'un potentiel suffisant de distanciation (3) face aux produits distillés à haute dose par les mé dias. Une distanciation grâce à laquelle les citoyens (re)devien draient actifs dans les choix de leurs modes de vie, de leurs conditions de travail et de leur appartenance à un univers cultu rel.
Il nous reste à survoler quel ques unes des principales aptitudes qu'une initiation active à cette nouvelle forme de culture devrait nécessairement (re)vivifier. On citera rapidement l'accès à la documentation, l'exploitation de documents sur des supports différents, la recherche collective et individuelle, le dialogue homme machine (selon la terminologie consacrée) ou en core la pratique du texte concentré, la définition fonctionnelle de mots clés, etc. Pour faire référence aux humanités, soi disant nécessaires autrefois pour comprendre et agir sur le monde, on pourrait avancer que des humanités modernes reprenant le même objectif de vraient permettre de faire conce voir le monde complexe (hyper -complexe) dans lequel nous allons vivre, en offrant des outils d'analyse et d'action adaptés à un nouvel environnement. S'il fallait dresser à grands traits les principales caractéristiques de cette culture et les activités pédagogiques associées, on pourrait citer :
1) Une appropriation des procédures d'interrogation des bases et banques de données passant par la connaissance, voire la pratique des recherches interactives (mots clés et dialogue homme machine).
2) Un entraînement à la re cherche d'associations d'idées (pour parvenir à extraire une liste bibliographique pertinente).
3) La nécessité impérieuse d'une expression écrite précise et juste (il faut user du bon terme si possible avec son sens exact et son orthographe...).
4) L'obligation librement acceptée d'une grande rigueur dans les méthodes de recherche et de communication de données (puis qu'elles peuvent être vérifiées par d'autres).
5) La fonctionnalité (et l'agrément...) du travail en équipe.
6) Une grande pratique de l'analyse des images et des sons (Culture audiovisuelle).
7) La connaissance théorique et pratique des techniques de codage et de décodage des messages.
8) L'habitude de relativiser (ou de vérifier...) des points de vue en les confrontant à d'autres sources.
(1) Cf. E.L. du 29 janvier 1982 Voir le grand article politique " Avant le dégel ".
(2) Il n'en est évidemment pas de même dans le tiers monde. Lire à ce propos L'ordinateur et le tiers monde, d'A. Mattelart et H. Schmucler, Ed. Maspéro.
(3) On relira avec profit les Ecrits sur le théatre " de B. Brecht (Ed. de L'Arche, Paris, 1963 et L'homme unidimensionnel, de H. Marcuse aux Editions de minuit, Paris 1969.
Article paru en 1984 et présentant pour la première fois au grand public (enseignants du Syndicat National des Instituteurs et de la Fédération de l'Education nationale) nos thèses sur la distanciation. Ce texte faisait aussi le procès de la culture informatique prônée par le Premier ministre, Laurent Fabius, en proposant de la remplacer par une culture médiatique, incluant la communication, donc moins technologique et plus ouverte. L'Ecole Libératrice me permettait alors de tenter d'influer sur la politique ministérielle. L'apogée - et la chute - de cette ambition furent atteintes avec le plan "Informatique pour tous" quelques années plus tard.Cet article montre aussi que dès 1984 j'avais publié l'importance du concept de distanciation (non encore théorisé).