Une fois n'est pas coutume, et à la veille de notre Congrès pédagogique portant sur les jeunes en difficulté, nous allons examiner rapidement la liaison, ou plutôt l'absence de liaison entre des principes socio éducatifs longuement négociés, mûris, expérimentés et explicités (entre autres dans ces colonnes) et les choix politiques, culturels ou industriels que doivent effectuer les « décideurs », en fonction des mandats qui leur ont été confiés.
Micromégas, le voyageur intersidéral de Voltaire, marquerait sans doute le même étonnement vis à vis de ce qu'il est admis d'appeler notre système éducatif , et de ses multiples contradictions internes, qu'il en manifesta pour les disputes de nos philosophes du XVIII siècle... Sauf qu'aujourd'hui, les personnages importants ne sont plus les philosophes au sens de Voltaire, mais nos modernes décideurs ...
Dans tous les pays, les systèmes d'enseignement semblent en crise, plus ou moins prononcée, et il apparaît symptomatique qu'aucun des systèmes en question ne parvienne à répondre de manière satisfaisante au problème de ces jeunes en difficulté généralisée ... Ce trop bref constat étant admis, la voie du repositionnement socioculturel de l'école, comme a lieu pivot de la réussite semblerait toute tracée: étendre, en les adaptant aux réalités locales, aux spécificité de toutes natures, les stratégies, les méthodes et les techniques pédagogiques qui répondent le mieux aux besoins et aux potentiels des enfants. Malheureusement, ce schéma reste trop simple, ou trop simpliste pour avoir ne serait-ce que quelques chances d'être repris. Si les idées ne manquent pas, si les expériences de toutes natures offrent un véritable catalogue de remèdes possibles, les décideurs de l'Éducation nationale ne semblent pas très décidés sur des choix clairs, aussi bien en matière de technologies didactiques, que vis-à vis d'autres domaines, plus brûlants ... Et faute de vision directrice, de grand dessein, le débat s'enlise, les négociations préalables se transforment en pourparlers infiniment longs, toujours remis en cause, et ne débouchant que bien rarement sur des applications concrètes.
Prenons un instant le parallèle de la peine de mort (ou celui des juridictions d'exception). S'il avait fallu attendre que l'opinion publique soit prête à admettre les choix du Garde des Sceaux, la question ne serait encore pas résolue aujourd'hui, aucune décision n'aurait été prise, et le rapprochement des échéances électorales aurait rendu le débat beaucoup plus risqué ... On observera que même dans une perspective purementélectoraliste , mieux vaut un choix très controversé mais clair, franc et rapide, que des atermoiements toujours mal perçus par l'opinion publique, quand bien même seraient ils la marque de l'ouverture et du dialogue. Quant à espérer qu'avec du temps, et des demi mesures, cette opinion publique va évoluer et finir par admettre demain ce pour quoi elle montre des réticences ou des refus aujourd'hui, autant dire que Robert Badinter aurait dû ne trancher qu'à moitié du problème (sans mauvais jeu de mot...) dans l'espoir que ses concitoyens parvinssent à se rendre compte de la justesse de ses vues... Au lieu d'avoir été un mal aimé d'abord, pour récolter peut être ensuite les fruits de sa détermination, il serait demeuré impopulaire du début jusqu'à la fin, en mécontentant tous les camps, attitude qui se solde en principe par une récolte de fruits amers ou de raisins de la colère...
Si la situation personnelle et matérielle de nos décideurs en difficulté n'apparaît pas trop préoccupante, comparativement à celles de nos élèves eux aussi en difficulté (mais de façon combien plus dramatique), on peut se demander comment aider les premiers afin que, par démultiplication, les seconds aient des chances de recevoir un enseignement enfin approprié, faisant d'eux des citoyens avertis, épanouis et heureux. Comment accorder à tous les mêmes chances, sans pour autant uniformiser les stratégies et les tactiques ? C'est là que nous retrouvons l'informatique, la télématique et plus généralement, les technologies didactiques ... En effet, ainsi que nous avons essayé de le montrer dans ces colonnes, la démarche informatique, avec tout ce qu'elle charrie de remise en cause de l'acte même d'apprendre et, en amont, de celui de découvrir soi même, à son propre rythme, selon ses propres itinéraires (même si, au début, ceux-ci semblent les moins élégants ), permet surtout de construire soi même (avec un peu d'aide aux plus lents...) des raisonnements, des procédures de découverte, ou de reconnaissance.
De ce point de vue, l'informatique réactualise en la rendant enfin possible la vieille maïeutique de Socrate. S'il nous était permis, un peu à la manière de Micromégas de donner notre sentiment et nos conseils aux décideurs de l'Éducation nationale, voici ce que très rapidement nous pourrions leur demander:
1) Inventorier enfin de manière exhaustive les nombreux travaux portant sur les pédagogies différenciées ou différentielles (c'est à dire s'adaptant aux différences entre les enfants)...
2) Évaluer les différentes expériences, en ne négligeant pas les plus anciennes, qui a dorment, quelque part du côté de l'I..R.P., du C..D.P, des C.D.D.P., ou dans le secteur socio-culturel, (vis à vis duquel des complémentarités pourraient enfin être recherchées)...
3) Donner la parole à ceux qui expérimentent hors secteur officiel et leur permettre d'intervenir dans la formation continuée de tous les enseignants, en en profitant pour brasser les niveaux universitaires. Ces formations se trouvant intégralement repensées dans le sens d'une efficacité pédagogique plus grande, axée sur les usages de l'informatique...
4) Après concertation, définir des stratégies claires, tant sur le recrutement, la formation initiale ou continuée des maîtres, que sur les contenus d'enseignement, en ajoutant au cursus traditionnel, une dose suffisante de pratique des a relations humaines, de travail en équipe, et de formation aux technologies didactiques... La production de documents pédagogiques exportables se trouvant fortement encouragée (cf. le 9e Plan)...
5) Engager les moyens financiers suffisants pour permettre la concrétisation de cette politique, quitte à déterminer des priorités si l'état général des finances publiques empêche de faire tout, tout de suite. Si l'on veut repositionner l'institution scolaire dans un rôle de pôle moteur de la société post-industrielle, il importe aussi de revaloriser les carrières de ses maîtres, quitte à exiger une meilleure formation pédagogique, plus adaptée à de nouveaux modes de vie et de pensée (1).
6) Fixer (enfin...) un nouveau rôle à l'inspection, basé principalement sur une volonté de coordonner ou d'impuiser les pratiques pédagogiques différentielles dont nous avons fait état plus haut...
7) En relation avec les autres choix scientifiques et industriels, exiger des partenaires du marché de l'Éducation (fabricants de matériels, de logiciels, éditeurs, et tous les autres prestataires de service ou foumisseurs) un degré de qualité, de fiabilité, et de compatibilité suffisant pour les objectifs assignés à chaque catégorie de produits. Pour éviter à l'avenir certaines erreurs technologiques (passation de commandes d'appareils déjà périmés, ou absence de documents complémentaires) qui coûtent fort cher à la collectivité, les marchés publics devraient faire l'objet de cahiers des charges simples, clairs et précis... Dans un premier temps, et afin de lancer ces marchés de l'éducation, on pourraît avoir recours à des commissions d'agrément qui fixeraient leurs desiderata, à condition de ne pas ressusciter les anciennes structures du même nom qui ne servaient à rien d'autre qu'à faire monter les prix des autres modèles de la même marque, sans toujours veiller aux utilisations pédagogiques des matériels qui étaient testés (2). Ces conseils ne sont donnés qu'à grands traits; néanmoins, un début de mise en oeuvre aurait déjà de nombreuses conséquences positives. Espérons que le poids social de la réinsertion obligatoire des jeunes en difficulté déclenchera des actions rapides et innovatrices, seules susceptibles de mettre un frein à un problème touchant le cÏur du système d'enseignement, tout en foumissant des arguments (même fallacieux) à ceux qui veulent atteindre le service public en dénonçant son inefficacité structurelle.
(1) Pour ce qui concerne l'aspect financier des investissements en matériels, Bertrand Schwartz, dans son excellent ouvrage L'Informatique à l'école (La Documentation Française), donnait une méthode d'approche des choix d'équipement... Il apparaît dommage que son travail ait été semble-t-il complètement oublié...
(2) Les exemples ne manquent pas, notamment dans le domaine audiovisuel.
Article paru le 19 mai 1984 à l'occasion de l'arrivée de Jean-Pierre Chevènement au ministère de l'Education nationale. Je m'adressai à lui et à son cabinet dans l'espoir que les choses bougent (un peu).
La suite prouva que le système était trop sclérosé pour bouger.
La seule grosse vague allait venir à la rentrée 1984 par l'intermédiaire de Gaston Defferre et de Jean-Jacques Servan-Screiber avec la future opération "Informatique pour tous" (pour laquelle je fus conseiller technique) et que l'Education nationale récupéra et vida totalement de sa substance innovatrice. C'est un de mes articles les plus politiques.