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"Je ne vois pas"
dit l'élève qui ne comprend pas comment vient
de s'opérer, sous ses yeux, une substitution de variables. "C'est
pourtant clair, il suffit de regarder l'équation" lui répond
en écho celui qui a déjà entrevu la solution.
Ces expressions issues d'un langage standardisé constituent une première
trace des relations complexes entre les mathématiques et le visuel,
et ce n'est sûrement pas un hasard si quelques mathématiciens
comme Raymond Poincaré ou plus près de nous Benoît Mandelbrot
ont décrit comment des solutions nouvelles leur étaient apparues
d'abord sous forme visuelle. Très peu de recherches semblent avoir
été faites sur le sujet. Les didacticiens l'ignorent et les
sémiologues ne s'y sont pas intéressés ; seuls quelques
pédagogues semblent pratiquer des techniques de survision notamment
en mathématique, mais sans jamais tenter d'en dégager la moindre
théorie.
Cet article présente les premières esquisses d'une théorie
de la survision en montrant, dans un premier temps, comment celle-ci peut
facilement être employée en didactique des mathématiques.
En première approximation, la survision peut être considérée
comme l'action d'un regardeur consistant à entrevoir (ou survoir
) des éléments signifiants au travers ou par dessus une première
scène immédiatement perçue. La survision se comporterait
un peu comme un calque superposé à la perception première.
Selon les circonstances, cette vision complémentaire pourrait renforcer
le sens de la première ou au contraire l'annihiler, comme dans le cas
où le souvenir de la caricature se superpose sans cesse à la
vue réelle du caricaturé . Appliquée à des
champs limités de la connaissance, la survision semble fonctionner
selon des règles assez simples dont nous allons commencer à
expliquer le mécanisme.
En reliant d'emblée l'activité cognitive, la production de sens
à la vision, à la pensée graphique , cette
approche s'inscrit résolument dans une logique d'inté gration
de disciplines a priori disjointes : les théories de la connaissance
ou de l'ap pren tissage et les théories de la (re)-présentation.
Bien que de nombreux scientifiques y aient fait allusion dans leurs écrits
explicatifs, la composante graphique de la pensée conceptuelle n'a
pas fait l'objet d'études spécifiques. On peut tout au plus
aligner des témoignages et d'épisodiques commentaires sur ceux-ci,
assortis de quelques rares supputations théoriques. Les raisons d'existence
d'une telle Terra incognita tiennent sûrement à l'implacable
domination du raisonnement logique recti liné aire de l'écriture
et de la pensée scientifique. Les cheminements, les passages
conceptuels au sens de Michel Serres, même s'ils connaissent parfois
des phases graphiques, pure ment intellectuelles ne sont connus de leurs destinataires
que par les médiations verbale ou littéraire qui ont justement
pour mission de gommer les traces graphiques des visions intérieures
. Seuls, peut-être, comme ceci a déjà déjà
souligné, des mathé maticiens et des physiciens ont consacré
quelques lignes à leurs visions intérieures en insistant notamment
sur la mise en évidence de structures fondamentales découvertes
par ce procédé. Ce sera bien sûr le point de départ
de ce que nous avons choisi de nommer la survision.
Les origines épisté mologiques du concept de survision ont de
profondes racines et exigeraient à elles seules d'importants développements
théoriques. En premier lieu - et ce sera le thème essentiel
de cet article - la survision peut être présentée
comme un auxiliaire didactique visuel permettant d'appréhender une
structure cachée dont on connaît l'existence, au moins au premier
niveau de fonctionnement. En second lieu, elle se rattache à une théorie
de la distanciation volontaire et consciente : en prenant une certaine
distance avec le réel visualisé, c'est-à-dire en survisualisant
, on abstrait, on formalise, on généralise ou on identifie,
au sens des mathématiciens. La théorie distanciatrice
vise à offrir un cadre d'interprétation suffisamment général
aux phénomènes médiatiques basé sur la dialectique
fondamentale entre la capacité (variable) d'auto-distanciation immanente
des individus et leur capacité tout aussi variable mais complémentaire
d'identification, de projection ou de transfert. La survi sion est alors à
la fois un objet d'étude de certaines formes de médiations intellectuelles
(au niveau de nos actes cognitifs) et une technique distanciatrice visuelle
permettant de (re)-connaître, de survoir des structures
logiques sous-jacentes. Son importance épistémologique qui fait
mieux comprendre certains actes hypothético-déductifs -
spécialement en mathématiques - rejoint son importance
pédagogique en tant qu'agent actif de distanciation de premier niveau -
pour mieux (sur)-voir ce qu'il y a derrière la réalité
ou les images de celle-ci.
Afin de montrer que la survision n'est nullement réservée, par
nature, à des sujets purement visuels, par exemple à la géométrie,
elle va être appliquée à une démons tration algébrique.
Par souci de simplicité, on se contentera de la distributivité
de la multi plication sur l'addition telle qu'elle peut être abordée
en classe de sixième ou avant, au moins de manière expérimentale.
Contrairement à ce qu'une lecture trop hâtive des travaux de
Piaget a parfois laissé croire, les enfants de cette tranche d'âge
apparaissent parfaitement capables de commencer à abs traire à
condition de leur permettre de construire progressivement des raisonnements
logiques . Dans cet exemple, les élèves vont découvrir
l'utilité du passage des preuves numériques (ou monstrations)
d'une propriété mathématique à sa démonstration
algébrique, cette dernière passant par des changements successifs
de variables évidemment basés sur la survision. ( É)
Une fois la survision établie, il est facile de l'appliquer à
de très nombreuses struc tures algébriques allant des factorisations
aux opérations sur les fractions, en passant par la résolution
des équations ou l'étude des fonctions. Une fois acquise, l'habitude
distanciatrice ne s'en va plus et continue de rendre maints services en toutes
circons tances .
Cette présentation se conclura avec un rapide examen de la distributivité
à cinq termes. Le point de départ, désormais classique,
consiste à mettre les enfants en situation de chercheurs, de découvreurs
et de leur demander d'inventer une propriété distributive liant
cinq termes. Deux familles d'hypothèses doivent émerger :
la première n'est qu'une reprise de la distributivité à
quatre termes et sera laissée de côté ; la seconde
est plus originale et fera l'objet du commentaire final de cet article :
Cet article s'est essentiellement attaché à définir la
survision en tant que méthode pédagogique permettant de (re)-connaître
des structures formelles sous-jacentes. S'agissant en grande partie d'expériences
d'ordre scripto-visuel, il paraît logique de se demander de quelles
façons les médias modernes peuvent être employés
pour accroître leur mise en uvre.
Nos premières expériences sur la survision furent menées
avec des diapositives projetées en fondu enchaîné ;
la superposition des images pouvait durer le temps nécessaire à
une bonne mémorisation visuelle. Les programmes d'algèbre de
la sixième à la troisième furent ainsi balayés
à l'aide de courtes séries adaptables à la demande, ou
plutôt au niveau atteint en matière de survisualisation. A la
même époque, nous avons réalisé d'autres séries
concernant la grammaire, l'analyse logique - les axes syntagmatiques
et paradigmatiques s'y prêtent fort bien - ainsi que la géographie,
l'histoire ou les sciences naturelles, disciplines dans lesquelles l'approche
survisuelle paraît simple à mettre en uvre et puissante quant
à ses résultats. Le seul inconvénient majeur de ces séries
de diapositives tenait à la lourdeur technique du procédé :
diffi cultés d'obtention de bonnes vues et difficultés encore
bien plus grandes de réunir le matériel et de le faire fonctionner
correctement.
Avec l'informatique, tout pourrait rapidement changer. Il est déjà
assez sympto matique que le célèbre logiciel Hypercard, distribué
gratuitement par Apple avec ses Macintosh recourt abondamment à la
métaphore des diapositives, tout en permettant de les faire se succéder
à un rythme variable, voire d'une manière très proche
du fondu enchaîné. De même, d'autres logiciels - la
plupart destinés au Macintosh - offrent des fonctions voisines
correspondant étroitement à la notion d'enchaînement ou
de superposition volontaire d'images, de graphismes ou de textes.
Ainsi, non seulement la survision en tant que méthode pédagogique
va pouvoir s'emparer de ces outils incomparablement plus simples, plus puissants
et plus rapides que les diapositives photographiques traditionnelles, mais
de plus, en tant qu'approche théorique , elle va offrir un cadre conceptuel
susceptible de vérifier des hypothèses et de lancer des expérimentations.
Dans ce cadre, l'informatique graphique offre des débouchés
inespérés à la survision, qui, de simple bourgeon théorique
lié à un ensemble beaucoup plus vaste (la théorie distanciatrice),
va pouvoir irriguer de nombreux secteurs de communication et de formation.
Au vu des échecs répétés et prévisibles
des divers plans pour l'informatique scolaire, il peut paraître risqué
de parier sur un quelconque renouveau de l'édition de didacticiels
(logiciels pédagogiques) même axés sur la survision ;
ce n'est pas là notre préoccu pation. Au plan théorique,
ce qui paraît fondamental dans l'approche survisuelle tient à
la souplesse de la méthode. On peut imaginer des logiciels réalisés
par des profes sionnels mais paramétrables par les utilisateurs
finals en fonction des caracté ristiques de leurs publics tout autant
que des développements basés sur les logiciels-outils du genre
d'Hypercard. Alliée à des bases de données importantes,
stockées par exemple sur disque optique numérique ou sur vidéodisque,
la survision permettrait non seulement d'avoir un meilleur accès à
l'information pertinente, mais aussi de mieux la mettre en forme grâce
à des logiciels d'hypertexte intelligents . De ce point
de vue, elle devrait constituer la référence théorique
de l' hyper- texte en montrant comment s'organise une partie de
l'activité cognitive du survol des significations et des associations
d'idées.
La conjonction heureuse entre une avancée théorique, illustrée
ici sur un exemple emprunté aux mathématiques mais transportable
vers de nombreuses autres disciplines scolaires ou universitaires et les possibilités
actuelles de l'informatique personnelle mérite que l'on ne rate pas
le coche de la rénovation pédagogique une nouvelle fois.
De plus, et en gage de premières retombées sociales et politiques,
la survision, en entraînant les individus à (re)-connaître
des structures formelles derrière des alignements de données
diverses contribuerait activement à leur faire entrevoir les manipulations
de celles-ci lorsqu'elles s'étalent sur d'autres écrans, par
exemple ceux de la télévision. A ce titre, la survision se révélerait
bien comme une propédeutique de la distanciation médiatique
et pourrait jouer un rôle social non négligeable.
Jean-Luc MICHEL
Mars 1990
Un article complémentaire sur l'induction en communication.
Le texte ci-contre est paru avec des figures et des explications complémentaires dans la Revue Communication et langages , n° 84, 2ème trimestre, mars 1990).
Je croyais avoir été le premier à forger ce néologisme de Survision, dont j'étais au demeurant assez fier (!), jusqu'à ce que François RICHAUDEAU, directeur de la revue me fasse parvenir un article de Planète (1961) dans lequel le mot avait été présenté par un mathématicien G. Cordonnier à propos de l'emploi de drogues hallucinogènes !
Comme j'avais été un lecteur assidu de cette extraordianire revue, je me dis sur le moment que ce mot s'était inscrit en moi pour ressortir de nombreuses années plus tard lorsque j'en eus besoin à mon tour. Vérification faite, le numéro 2 dans lequel se trouvait l'article envoyé par Richaudeau manquait à ma collection. Je ne découvris Planète et devins un lecteur très assidu que vers le numéro 10. Je ne pouvais avoir lu cet article et avais donc vraiment créé le concept de Survision indépendamment de G. Cordonnier ! Certains diraient que le mot se trouvait alors dans l'inconscient collectif, ce qui n'explique pourquoi je le (re)découvris.
Concernant la revue Planète (dont le tirage atteignit quand même 100 000 exemplaires), le lecteur curieux pourra se reporter à ce qui est à ma connaissance le seul travail universitaire sur cette folle aventure qui associa Louis Pauwels, Jacques Bergier, François Richaudeau et beaucoup d'autres, et dont il ne reste plus rien aujourd'hui, même pas dans les bibliothèques : seul le mémoire de maîtrise soutenu par Grégory Gutierez retrace une partie du phénomène Planète.