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Jean-Luc Michel

La survision

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"Je ne vois pas"  dit l'élève qui ne comprend pas comment vient de s'opérer, sous ses yeux, une substitution de variables.  "C'est pourtant clair, il suffit de regarder l'équation"   lui répond en écho celui qui a déjà entrevu  la solution.
Ces expressions issues d'un langage standardisé constituent une première trace des relations complexes entre les mathématiques et le visuel, et ce n'est sûrement pas un hasard si quelques mathématiciens comme Raymond Poincaré ou plus près de nous Benoît Mandelbrot ont décrit comment des solutions nouvelles leur étaient apparues d'abord sous forme visuelle. Très peu de recherches semblent avoir été faites sur le sujet. Les didacticiens l'ignorent et les sémiologues ne s'y sont pas intéressés ; seuls quelques pédagogues semblent pratiquer des techniques de survision notamment en mathématique, mais sans jamais tenter d'en dégager la moindre théorie.
Cet article présente les premières esquisses d'une théorie de la survision en montrant, dans un premier temps, comment celle-ci peut facilement être employée en didactique des mathématiques.

Une première définition


En première approximation, la survision peut être considérée comme l'action d'un regardeur consistant à entrevoir (ou  survoir  ) des éléments signifiants au travers ou par dessus une première scène immédiatement perçue. La survision se comporterait un peu comme un calque superposé à la perception première. Selon les circonstances, cette vision complémentaire pourrait renforcer le sens de la première ou au contraire l'annihiler, comme dans le cas où le souvenir de la caricature se superpose sans cesse à la vue réelle du caricaturé  . Appliquée à des champs limités de la connaissance, la survision semble fonctionner selon des règles assez simples dont nous allons commencer à expliquer le mécanisme.

Une nouvelle approche


En reliant d'emblée l'activité cognitive, la production de sens à la vision, à la  pensée graphique  , cette approche s'inscrit résolument dans une logique d'inté gration de disciplines a priori disjointes : les théories de la connaissance ou de l'ap pren tissage et les théories de la (re)-présentation. Bien que de nombreux scientifiques y aient fait allusion dans leurs écrits explicatifs, la composante graphique de la pensée conceptuelle n'a pas fait l'objet d'études spécifiques. On peut tout au plus aligner des témoignages et d'épisodiques commentaires sur ceux-ci, assortis de quelques rares supputations théoriques. Les raisons d'existence d'une telle Terra incognita tiennent sûrement à l'implacable domination du raisonnement logique  recti liné aire  de l'écriture et de la pensée scientifique. Les cheminements, les  passages  conceptuels au sens de Michel Serres, même s'ils connaissent parfois des phases graphiques, pure ment intellectuelles ne sont connus de leurs destinataires que par les médiations verbale ou littéraire qui ont justement pour mission de gommer les traces graphiques des  visions intérieures  . Seuls, peut-être, comme ceci a déjà déjà souligné, des mathé maticiens et des physiciens ont consacré quelques lignes à leurs visions intérieures en insistant notamment sur la mise en évidence de structures fondamentales découvertes par ce procédé. Ce sera bien sûr le point de départ de ce que nous avons choisi de nommer la survision.

Les référents théoriques : survision et distanciation


Les origines épisté mologiques du concept de survision ont de profondes racines et exigeraient à elles seules d'importants développements théoriques. En premier lieu - et ce sera le thème essentiel de cet article - la survision peut être présentée comme un auxiliaire didactique visuel permettant d'appréhender une structure cachée dont on connaît l'existence, au moins au premier niveau de fonctionnement. En second lieu, elle se rattache à une théorie de la distanciation volontaire et consciente : en prenant une certaine distance avec le réel visualisé, c'est-à-dire en  survisualisant  , on abstrait, on formalise, on généralise ou on identifie, au sens des mathématiciens. La théorie distanciatrice  vise à offrir un cadre d'interprétation suffisamment général aux phénomènes médiatiques basé sur la dialectique fondamentale entre la capacité (variable) d'auto-distanciation immanente des individus et leur capacité tout aussi variable mais complémentaire d'identification, de projection ou de transfert. La survi sion est alors à la fois un objet d'étude de certaines formes de médiations intellectuelles (au niveau de nos actes cognitifs) et une technique distanciatrice visuelle permettant de (re)-connaître, de  survoir  des structures logiques sous-jacentes. Son importance épistémologique qui fait mieux comprendre certains actes hypothético-déductifs - spécialement en mathématiques - rejoint son importance pédagogique en tant qu'agent actif de distanciation de premier niveau - pour mieux (sur)-voir ce qu'il y a derrière la réalité ou les images de celle-ci.

La survision en action dans des substitutions de variables


Afin de montrer que la survision n'est nullement réservée, par nature, à des sujets purement visuels, par exemple à la géométrie, elle va être appliquée à une démons tration algébrique. Par souci de simplicité, on se contentera de la distributivité de la multi plication sur l'addition telle qu'elle peut être abordée en classe de sixième ou avant, au moins de manière expérimentale.
Contrairement à ce qu'une lecture trop hâtive des travaux de Piaget a parfois laissé croire, les enfants de cette tranche d'âge apparaissent parfaitement capables de commencer à abs traire à condition de leur permettre de construire progressivement des raisonnements logiques  . Dans cet exemple, les élèves vont découvrir l'utilité du passage des preuves numériques (ou monstrations) d'une propriété mathématique à sa démonstration algébrique, cette dernière passant par des changements successifs de variables évidemment basés sur la survision. ( É)

Récurrence de la survision


Une fois la survision établie, il est facile de l'appliquer à de très nombreuses struc tures algébriques allant des factorisations aux opérations sur les fractions, en passant par la résolution des équations ou l'étude des fonctions. Une fois acquise, l'habitude distanciatrice ne s'en va plus et continue de rendre maints services en toutes circons tances  .
Cette présentation se conclura avec un rapide examen de la distributivité à cinq termes. Le point de départ, désormais classique, consiste à mettre les enfants en situation de chercheurs, de découvreurs et de leur demander d'inventer une propriété distributive liant cinq termes. Deux familles d'hypothèses doivent émerger : la première n'est qu'une reprise de la distributivité à quatre termes et sera laissée de côté ; la seconde est plus originale et fera l'objet du commentaire final de cet article :

Survision et médiatisation


Cet article s'est essentiellement attaché à définir la survision en tant que méthode pédagogique permettant de (re)-connaître des structures formelles sous-jacentes. S'agissant en grande partie d'expériences d'ordre scripto-visuel, il paraît logique de se demander de quelles façons les médias modernes peuvent être employés pour accroître leur mise en uvre.
Nos premières expériences sur la survision furent menées avec des diapositives projetées en fondu enchaîné ; la superposition des images pouvait durer le temps nécessaire à une bonne mémorisation visuelle. Les programmes d'algèbre de la sixième à la troisième furent ainsi balayés à l'aide de courtes séries adaptables à la demande, ou plutôt au niveau atteint en matière de survisualisation. A la même époque, nous avons réalisé d'autres séries concernant la grammaire, l'analyse logique - les axes syntagmatiques et paradigmatiques s'y prêtent fort bien - ainsi que la géographie, l'histoire ou les sciences naturelles, disciplines dans lesquelles l'approche survisuelle paraît simple à mettre en uvre et puissante quant à ses résultats. Le seul inconvénient majeur de ces séries de diapositives tenait à la lourdeur technique du procédé : diffi cultés d'obtention de bonnes vues et difficultés encore bien plus grandes de réunir le matériel et de le faire fonctionner correctement.
Avec l'informatique, tout pourrait rapidement changer. Il est déjà assez sympto matique que le célèbre logiciel Hypercard, distribué gratuitement par Apple avec ses Macintosh recourt abondamment à la métaphore des diapositives, tout en permettant de les faire se succéder à un rythme variable, voire d'une manière très proche du fondu enchaîné. De même, d'autres logiciels - la plupart destinés au Macintosh   - offrent des fonctions voisines correspondant étroitement à la notion d'enchaînement ou de superposition volontaire d'images, de graphismes ou de textes.
Ainsi, non seulement la survision en tant que méthode pédagogique va pouvoir s'emparer de ces outils incomparablement plus simples, plus puissants et plus rapides que les diapositives photographiques traditionnelles, mais de plus, en tant qu'approche théorique , elle va offrir un cadre conceptuel susceptible de vérifier des hypothèses et de lancer des expérimentations.
Dans ce cadre, l'informatique graphique offre des débouchés inespérés à la survision, qui, de simple bourgeon théorique lié à un ensemble beaucoup plus vaste (la théorie distanciatrice), va pouvoir irriguer de nombreux secteurs de communication et de formation.

Une survision pédagogique "sur mesure" ou "prête à porter" ?


Au vu des échecs répétés et prévisibles des divers plans pour l'informatique scolaire, il peut paraître risqué de parier sur un quelconque renouveau de l'édition de didacticiels (logiciels pédagogiques) même axés sur la survision ; ce n'est pas là notre préoccu pation. Au plan théorique, ce qui paraît fondamental dans l'approche survisuelle tient à la souplesse de la méthode. On peut imaginer des logiciels réalisés par des profes sionnels mais  paramétrables  par les utilisateurs finals en fonction des caracté ristiques de leurs publics tout autant que des développements basés sur les logiciels-outils du genre d'Hypercard. Alliée à des bases de données importantes, stockées par exemple sur disque optique numérique ou sur vidéodisque, la survision permettrait non seulement d'avoir un meilleur accès à l'information pertinente, mais aussi de mieux la mettre en forme grâce à des logiciels d'hypertexte  intelligents  . De ce point de vue, elle devrait constituer la référence théorique de l'  hyper-  texte en montrant comment s'organise une partie de l'activité cognitive du survol des significations et des associations d'idées.

Conclusion


La conjonction heureuse entre une avancée théorique, illustrée ici sur un exemple emprunté aux mathématiques mais  transportable  vers de nombreuses autres disciplines scolaires ou universitaires et les possibilités actuelles de l'informatique personnelle mérite que l'on ne rate pas le coche de la rénovation pédagogique une nouvelle fois.
De plus, et en gage de premières retombées sociales et politiques, la survision, en entraînant les individus à (re)-connaître des structures formelles derrière des alignements de données diverses contribuerait activement à leur faire entrevoir les manipulations de celles-ci lorsqu'elles s'étalent sur d'autres écrans, par exemple ceux de la télévision. A ce titre, la survision se révélerait bien comme une propédeutique de la distanciation médiatique et pourrait jouer un rôle social non négligeable.

 


Jean-Luc MICHEL
Mars 1990

Un article complémentaire sur l'induction en communication.

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Commentaire

 

Le texte ci-contre est paru avec des figures et des explications complémentaires dans la Revue Communication et langages , n° 84, 2ème trimestre, mars 1990).

Je croyais avoir été le premier à forger ce néologisme de “Survision”, dont j'étais au demeurant assez fier (!), jusqu'à ce que François RICHAUDEAU, directeur de la revue me fasse parvenir un article de Planète (1961) dans lequel le mot avait été présenté par un mathématicien G. Cordonnier… à propos de l'emploi de drogues hallucinogènes !

Comme j'avais été un lecteur assidu de cette extraordianire revue, je me dis sur le moment que ce mot s'était inscrit en moi pour ressortir de nombreuses années plus tard lorsque j'en eus besoin à mon tour. Vérification faite, le numéro 2 dans lequel se trouvait l'article envoyé par Richaudeau manquait à ma collection. Je ne découvris Planète et devins un lecteur très assidu que vers le numéro 10. Je ne pouvais avoir lu cet article et avais donc vraiment créé le concept de Survision indépendamment de G. Cordonnier ! Certains diraient que le mot se trouvait alors dans l'inconscient collectif, ce qui n'explique pourquoi je le (re)découvris.

Concernant la revue Planète (dont le tirage atteignit quand même 100 000 exemplaires), le lecteur curieux pourra se reporter à ce qui est à ma connaissance le seul travail universitaire sur cette folle aventure qui associa Louis Pauwels, Jacques Bergier, François Richaudeau et beaucoup d'autres, et dont il ne reste plus rien aujourd'hui, même pas dans les bibliothèques : seul le mémoire de maîtrise soutenu par Grégory Gutierez retrace une partie du phénomène Planète.

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