A l'heure ou des sociétés américaines se proposent de remplacer d'ici l'an 2000 nos chiens et nos chats des villes par des animaux électroniques, aussi "intelligents" et "affectueux" qu'eux et bien moins salissants; cet ouvrage de Sherry Turkle dresse un étonnant paysage des "enfants de l'ordinateur", de ceux qui ont (déjà) grandi avec lui. Tout y passe, les jeux, le langage Logo, les "hackers" (ou "bidouilleurs"), les spécialistes de l'intelligence artificielle (IA), dont l'un d'eux déclare péremptoirement que "l'IA est la prochaine étape de l'évolution " (des espèces). Pour Sherry Turkle, "l'influence de l'ordinateur s'étend à la psychologie, à la vie sociale, aux systèmes de valeurs, jusqu'à l'idée que nous nous faisons de notre cerveau qui pense ". C'est dire qu'en nous livrant de nombreux renseignements très récents sur l'informatique aux USA, son livre se dévore à toute vitesse et nous incite à réfléchir sur notre future situation.
Elle a côtoyé de nombreux enfants, notamment entre 4 et 10 ans, les a observés et interviewés patiemment. Ceux-ci se montrent très "philosophes" dans leur rapport à la chose technique (ils utilisent entre autres "Speak and Spell" et "Big Track"). On pourra en profiter pour redécouvrir quelques-unes des intuitions (!) les plus opératoires de Jean Piaget, comme par exemple l'animisme enfantin (on verra aussi comment on reçoit aujourd'hui Jean Piaget aux USA). L'ordinateur, comme les jeux les plus simples, oblige à "construire des théories" et fait parvenir très tôt à sentir la distinction entre le cerveau et l'esprit Mais il n'y a pas que des aspects aussi favorables, Sherry Turkle insiste longuement sur le risque de dichotomiser l'esprit humain de manière trop précoce et brutale en une sphère du raisonnement, identique entre les hommes et les ordinateurs, et une sphère des sentiments, spécifiquement humaine dans son irrationnalité (et sa versatilité). "En opérant une séparation plus radicale entre l'intelligence et les sentiments, les enfants peuvent rapidement faire preuve de superficialité et de sensiblerie dans leur vie émotionnelle.". Son analyse des jeux vidéo détruit sans appel le mythe de la "dépendance stupide". Le joueur de Pac-Man doit déployer des stratégies complexes pour espérer gagner quelques parties et "survivre" un moment. Il s'identifie très fortement, même à des "êtres" totalement abstraits (et de plus en plus abstraits, comme les processeurs des machines). N'oublions jamais que les ordinateurs nous font vivre dans un univers formel, dans lequel la "perte de soi" intensément vécue par les joueurs (et nous ajouterions sûrement consciente) n'est parfois qu'une préfiguration d'autres aliénations ultérieures malheureusement non volontaires. L'auteur dresse des portraits saisissants de joueurs adultes (ingénieurs ou avocats) pour lesquels les jeux vidéo sont de constants dépassements d'eux-mêmes, pratiqués par un "deuxième soi". Le chapitre sur "les enfants programmeurs" devrait être lu par tous les enseignants adeptes du langage Logo. L'auteur y décrit entre autre une expérience tenue dans une école expérimentale offrant aux élèves un très grand nombre d'ordinateurs en libre service. On les y voit "bricoler" (au sens de Lévi-Strauss), c'est-à-dire expérimenter et modifier leurs créations graphiques et logiques. Les réactions de différents groupes sociologiques sont étudiées avec minutie (les maîtres "doux" ou "durs", les obsessionnels ou les hystériques ). Des différenciations importantes semblent apparaître entre filles et garçons (ces derniers se distancieraient davantage d'une action en cours ). La machine sert dans certains cas à élaborer une véritable représentation de soi-même, certains des adolescents faisant une distinction entre "leur langage machine - leur machine profonde - et les programmes évolués écrits par dessus " (le conditionnement social).
Avec les "hackers" (les "dingues de l'informatique"), on découvre qu'"une nuit passée sur ordinateur et une nuit de sexe ont beaucoup en commun. Ce sont deux activités qui nécessitent de prendre des risques et qui procurent un sentiment d'accomplissement.". Mais si tous les utilisateurs n'en sont pas à ce point avec leur machine, ils se retrouvent néanmoins autour de nouvelles exigences sociales qui deviendront peut-être un jour explosives : "Si je comprends l'ordinateur, j'exige de comprendre la politique.". Dans une dernière partie, Sherry Turkle nous livre un passionnant tour d'horizon de l'intelligence artificielle, au travers de témoignage de chercheurs du MIT (Massachussets Institute of Technology) ou de Carnegie Mellon (avec le Prix Nobel d'économie Herbert Simon qui est aussi célèbre pour ses travaux sur les jeux d'échecs et l'IA). Après avoir rappelé que les programmes d'IA ne correspondent pas au schéma habituel et rassurant de l'algorithmique classique (défini par Ada de Lovelace et Charles Babbage au siècle dernier), mais au contraire à une approche heuristique permettant à la machine de trouver des réponses (ou plus exactement des inférences) non prévues explicitement dans le programme, l'auteur nous entraîne dans une illustration peu banale du lapsus freudien; appliqué à une erreur de programmation ! Ce qui apparaît fondamental, et susceptible de relier ces recherches par ailleurs fort disparates entre elles, est naturellement "l'approche systémique des problèmes", car "l'intelligence crée l'intelligence". Une intrusion rapide dans le domaine des (bons) romans de science-fiction permet de souligner l'intérêt d'ouvrages dans lesquels les auteurs définissent des règles pour leurs mondes imaginaires et doivent s'y tenir en envisageant toutes les conséquences. Ce n'est pas pour rien si la science-fiction a autant de succès auprès des "enfants de l'ordinateur". Il en est de même du film "Tron" ; qui permet de visualiser une certaine forme d'approche systémique. On ne peut pas dire que le théorème de Gödel : "Si un système formel est vraiment puissant, il existe forcément une question à laquelle il ne peut pas répondre ", permette de visualiser quoi que ce soit, il n'empêche que ses tentatives de démonstration sont énormément utilisées par les chercheurs cogniticiens.
Dans sa conclusion, Sherry Turkle affirme que l'énigme de l'esprit a "pris un nouveau caractère d'urgence ( ) Sous la pression de l'ordinateur, le problème du rapport entre l'esprit et la machine est en train de devenir une préoccupation culturelle essentielle.". Pour elle, l'ordinateur postule le rôle de "frère le plus proche dans l'univers connu", à la place (?) des animaux "Alors que nous étions autrefois des animaux rationnels, aujourd'hui nous nous sentons pareils à des ordinateurs, des machines émotionnelles."
Une bibliographie commentée
et très complète apporte d'utiles références à
ceux qui veulent en savoir plus, notamment sur l'intelligence artificielle
ou sur le langage Logo aux USA. Toutes les personnes intéressées
par l'informatique et ses effets sociaux et éducatifs se doivent d'avoir
lu "les enfants de l'ordinateur" de Sherry Turkle, par ailleurs
sociologue et psychologue au MIT.
Paru en 1986, cet ouvrage se devait d'ouvrir cette nouvelle rubrique des livres
de référence sur l'informatique et la société.
Cet ouvrage - presque épuisé - est la référence sur les aspects psychologiques de la fréquentation des ordinateurs et des jeux vidéo. Sherry Turkle en détaille les principaux effets. Le titre original "The Second Self" est évidemment beaucoup plus intéressant que la traduction française
A lire et relire pour se convaincre de l'avance de tels travaux.