Les spectateurs
de Loft Story (plus nombreux que les votants au dernier référendum
sur le quinquennat !) et les "lofteurs" ne sont pas des débiles
mais des "passeurs", des explorateurs de nouveaux regards sur soi,
des témoins de phénomènes psychologiques que seuls les
initiés à Shakespeare ou Stendhal ont le privilège
de connaître.
Pour la première fois, le grand public (au départ celui des 14-25 ans) découvre ce que seule une infime minorité de la population peut pratiquer : l'autoscopie. La sortie d'Aziz en a constitué l'exemple emblématique, repris ensuite par quasiment tous les lofteurs : on le voyait se voir, on l'entendait aussi commenter sa présence passée dans le loft ou les avis de ses colocataires sur lui. Il voyait et commentait son image, privilège réservé aux hommes politiques ou aux chefs d'entreprise.
Qu’ils soient au dedans ou au dehors du loft, les protagonistes doivent penser leur action et composer leur image dans la perspective interactionniste que l'anthropologue Erwing Goffman a synthétisée dans sa théorie de la "façade". C'est pourquoi les lofteurs intègrent dans celle ci l'identification des spectateurs à leur personnage. Ils jouent un rôle qui révèle une partie de leur personnalité, mais en même temps ils pensent à ceux qui vont s'identifier à eux et peuvent tenter d'agir en conséquence, par exemple en essayant d'être des "héros positifs", en soignant leur langage ou leur posture, en exprimant des idées originales ou "vraie".
Pour rester sincères donc crédibles, ils doivent trouver une cohérence entre leurs différences façades. Et l'outil qu'ils emploient est au dedans de chacun de nous, certes plus ou moins développé. Il a été illustré de tout temps dans tous les romans initiatiques comme dans les grandes pièces de théâtre. On le trouve aussi bien chez Shakespeare, comme René Girard l'a analysé, que chez Stendhal mais aussi chez Brecht ou beaucoup de poètes. Il s'agit de notre capacité de prendre de la distance, du recul, de la hauteur, de penser ses actes au moment où on les vit, en un mot (hélas un peu compliqué), de notre aptitude à la distanciation, de notre faculté de nous distancier.
Le secret de la
fascination est là : Loft Story agit comme un gigantesque révélateur
de la distanciation.
Mais la distanciation seule ne suffit pas, et c'est là le point décisif de la découverte collective favorisée par M6. On ne peut vivre perpétuellement distancié, nous nous identifions aussi souvent que nous nous distancions. Lorsque le téléspectateur s'identifie à un des lofteurs, il s'identifie à quelqu'un qui se distancie et ce processus nous fait prendre conscience que la sophistication du traitement médiatique s'appuie avant tout sur l'hypercomplexité de l'être humain.
Sans pour autant oublier les aspects commerciaux, on peut conclure qu'une télévision qui nous ferait progresser dans la connaissance de nous même, ce serait original et fort !
JLM
Ce bref article a été publié dans la plaquette du Festival international du Scoop et du Journalisme d'Angers en novembre 2001.
Les lecteurs désireux d'avoir une analyse plus détaillée peuvent se reporter à un article beaucoup plus complet..