Contrairement à ce que laissent entendre la plupart des commentaires, la fascination pour "Loft Story" ne correspond pas à une régression du genre humain, mais au contraire à la découverte et à la pratique par toute une partie de la population de concepts clés de psychologie. Les spectateurs de Loft Story et ses protagonistes "lofteurs" ne sont pas des débiles mais des "passeurs", des explorateurs de nouveaux regards sur soi, des témoins de phénomènes psychologiques que seuls les initiés à Shakespeare, Stendhal ou dautres auteurs de cette envergure connaissent un peu.
Cette émission - tant quelle ne dérivera pas vers des atteintes à la dignité humaine - agit comme on va le voir comme une sorte de pédagogie de lhypercomplexité des rapports humains en ne les réduisant pas à des marionnettes mais à des êtres pensants intégrant totalement la richesse des effets des moyens modernes de communication.
Un tissu dévidences
Avant de voir pourquoi, évacuons quelques points évidents qui cristallisent néanmoins la plupart des analyses.
1. Lémission serait destinée à rapporter de largent ! La belle affaire. La télévision serait-elle philanthrope ? Qui croit sincèrement aujourdhui que la TV prétend faire autre chose que de rapporter du profit à ses promoteurs et annonceurs. Même le service public se situe dans cette logique, peut-être à lexception dArte ou de la Cinquième mais qui sont quasi-intégralement financées par le contribuable. Faire semblant de le redécouvrir relève soit de lamnésie soit de la cécité : Sil faut condamner Loft Story à ce titre, quelles sont les autres émissions qui ne méritent pas le même grief ? Faut-il "arrêter" la télévision au motif quelle est marchande ? on peut douter que les "clients" soient daccord (la preuve, la grève est quasiment interdite) ! La critique économique, même si elle légitime, ne fait guère avancer le débat en dégageant des caractéristiques qui seraient particulières à lémission.
2. Avec Loft Story, M6 serait racoleuse et susciterait le voyeurisme. A qui fera-t-on croire que ce nest pas le cas dans le plus grand nombre des émissions de la TV daujourdhui - ce quon peut évidemment regretter, sans pouvoir y changer grand chose. Un simple survol des programmes montre que loffre télévisuelle en est farcie avec les fictions plus ou moins "gore", la violence réelle ou sublimée, les reportages et les documentaires et jusquaux journaux télévisés (quon se rappelle les dernières interviews de Mitterrand sur le visage duquel beaucoup cherchaient les stigmates de sa maladie). On peut presque dire que la télévision est voyeuriste. Et la question serait donc de savoir si Loft Story lest un petit peu plus, encore que dans le domaine de lérotisme, les programmes "normaux" offrent beaucoup mieux dans le genre "torride" Mais pour utile quelle soit, cette interrogation sinscrit dans une dérive entamée de longue date et quil sera bien difficile de remettre en cause, tout au mon dans une société démocratique.
3. Loft Story tromperait les téléspectateurs sur le pseudo direct, sur la pseudo "téléréalité". Quels sont les jeunes qui ignorent que la télévision est discours, mise en scène ou trucage ? Cest les prendre pour des imbéciles que de prétendre quils lignorent même sils le disent avec leurs mots, certes assez différents du langage savant. Un jeune qui passe de sa console de jeux à un film à grand spectacle et effets spéciaux ignore-t-il réellement que ce que diffusent les écrans est truqué, arrangé ou "bidonné". Il existe une intelligence collective, une expérience des médias qui se développe avec leur omniprésence.
4. Enfin, lémission serait attentatoire à la dignité humaine. Cette accusation, la plus sérieuse de toutes, mérite une attention particulière : les protagonistes sont volontaires (il semble même quil y en ait eu beaucoup pour vouloir participer !). Et si les clauses financières de leurs contrats peuvent se prêter à déventuelles contestations, il demeurent libres dinterrompre lexpérience à tout moment. Les images de Loft Story sont-elles réellement plus condamnables que les scènes dagonie, de viol, de meurtres et de violence en tous genres que diffusent les chaînes privées comme publiques.
Et sil ny avait que cela, cest-à-dire du courant, de lhabituel ou du banal, laudience ne serait pas ce quelle est.
Alors comment expliquer la fascination de la bonne dizaine de millions de personnes qui regardent Loft Story et de toutes celles qui en parlent ? Avant daller plus loin, on peut juste rappeler que les "votes" (certes assez peu démocratiques et dont les règles changent au fil du temps) rassemblent presque autant de votants que le dernier référendum sur le quinquennat. Face à ce phénomène, doù vient lindigence des commentaires qui tournent et retournent toujours les mêmes arguments sans sapprocher de la radicale nouveauté du phénomène ? Ce silence, cet apparent aveuglement tiennent peut-être au fait que lémission révèle des "choses cachées depuis la fondation du monde".
Les vraies raisons dune fascination
Voyons à présent les raisons profondes pour lesquelles Loft Story fascine autant ses téléspectateurs et déclenche autant de passions.
1. Pour la première fois, le public (au départ celui des 14-25 ans) découvre ce que seule une infime minorité de la population connaît ou pratique : lautoscopie. La sortie dAziz en a constitué lexemple emblématique : on le voyait se voir, on lentendait aussi commenter sa présence passée dans le loft ou les avis de ses colocataires sur lui. Il voyait et commentait son image, privilège réservé entre autres aux hommes politiques lorsquils sentraînent à la parole publique lors de séances de "training". Sur ce premier point, Loft Story popularise une technique de regard sur soi toujours étonnamment utile pour ceux qui ont eu la chance de la pratiquer.
2. Plus intéressant encore, les protagonistes, au dedans ou au dehors du loft doivent penser leur personnalité et composer leur image dans une véritable hypercomplexité pour reprendre le thème dEdgar Morin : quon en juge : ils présentent ce quun anthropologue américain, Erwing Goffman a appelé une façade (on peut dire aussi un soi social) différente selon les publics : façade pour les colocataires (quils soient diffusés à lantenne ou non car ils savent bien quil y a une régie et un choix dans la diffusion des images des caméras) ; façade pour les réalisateurs de lémission (suis-je "intéressant", "spirituel" ou "sexy", ou plus généralement télégénique comme on disait autrefois) ; façade enfin pour les téléspectateurs, et parmi eux encore faut-il "segmenter" entre les proches, la famille, les amis, les relations et les autres, tous les autres, les anonymes qui vous reconnaîtront à la sortie du loft selon le vieux processus de "Reine dun jour" initié par Jean Nohain à la radio. A moins de les considérer comme des abrutis sidéraux, les lofteurs vivent tout ceci, sans nécessairement le penser certes, mais lintuition nempêche pas laction quand elle ne laide pas.
3. Plus fort encore, ces mêmes protagonistes intègrent à leur façade lidentification des spectateurs à leur personnage. Ils jouent un rôle qui révèle une partie de leur personnalité mais en même temps ils pensent à ceux qui vont sidentifier à eux et peuvent tenter dagir en conséquence (par exemple en essayant dêtre des "héros positifs", en soignant leur langage ou leur posture, en exprimant des idées originales ou "vraies" - dixit Aziz, etc.). Ils intègrent leur exemplarité dans limage quils jouent. Quant à ceux qui croiraient quau bout de quelque temps on oublie les micros et les caméras et que les lofteurs seraient donc alors perçus dans leur authentiticité, ou en dautres termes que le téléspectateur posséderait enfin leur vérité intime, leur "être-soi" ou leur "être au monde" (pour une fois que des concepts philosophiques peuvent être concrétisés, ne nous en privons pas !), il nen est rien, la réalité dun être na pas grand chose à voir avec la présence ou labsence dun string. Comme le confirmait récemment Pierre Bellemare sur une radio matinale : "quelles que soient les circonstances, on noublie jamais quil y a des caméras". Ceci est corroboré par le long "casting" qui a été opéré par M6. Ces jeunes connaissent la télé, ne serait-ce que parce quils la consomment depuis longtemps !
Comme indiqué plus haut, Loft Story met en uvre et en scène lhypercomplexité sociale, ce nest déjà pas négligeable pour une émission grand public. Mais comme on va le voir, on peut trouver dautres éléments danalyse encore plus fins, qui relèvent peut-être davantage dune "psychologie des profondeurs" et vont vraiment expliquer la fascination quexerce lémission.
4. Parce quil sagit seulement dun jeu (ce que les protagonistes semblent moins souvent oublier que quelques commentateurs), ils doivent trouver une cohérence entre toutes leurs façades. Et loutil quils emploient est au dedans de chacun de nous, certes plus ou moins développé. Il a été illustré de tout temps dans toute la littérature, dans tous les grands romans initiatiques comme dans les grandes pièces de théâtre. On le trouve aussi bien chez Shakespeare, comme René Girard la analysé ou chez Stendhal avec Julien Sorel, mais aussi chez Brecht ou beaucoup de poètes. Il sagit de notre capacité de prendre de la distance, du recul, de la hauteur, de penser ses actes au moment où les vit, en un mot (hélas un peu compliqué), de notre aptitude à la distanciation, de notre faculté de nous distancier.
Voici le premier processus découvert : Loft Story agit comme un gigantesque révélateur de la distanciation.
Les lofteurs ne cessent de se distancier, les téléspectateurs aussi lorsquils les désapprouvent ou plus subtilement lorsquils répètent ou adaptent dans leur vie les comportement des lofteurs.
5. Mais la distanciation seule ne suffit pas, et cest là le point décisif de notre découverte collective. On ne peut vivre perpétuellement distancié, sauf ce pauvre Julien Sorel dans le Rouge et le noir que Stendhal nous dépeint comme le "distancié martyr", celui qui nest jamais lui même, toujours aux portes de la schizophrénie. Et comme les téléspectateurs le font eux-mêmes, ainsi que M6 la prévu (évidemment pour accroître son audience et ses recettes), nous nous identifions aussi souvent ou presque que nous nous distancions .
Les lofteurs nous apprennent lalternance salvatrice, protectrice et émancipatrice des phases de distanciation et didentification.
Pour que ce phénomène, assez complexe séclaire (merci M6 de participer à sa révélation !), reprenons un instant quelques exemples de comportements.
- Le téléspectateur sidentifie à un des protagonistes (en principe, comme le savent si bien les psychologues et les publicitaires, les filles aux filles et les garçons aux garçons). En fait il peut aussi se projeter, cest-à-dire se mettre à la place dun héros du loft mais en conservant son tempérament, sa personnalité. On connaît bien le phénomène au guignol ou des enfants sidentifiant à la victime souffrent comme elle, sans réagir (identification) ou crient très fort pour signaler à celle ci ce qui va se passer (projection) et lui éviter les coups. A un autre niveau, il peut y avoir un transfert au sens psychologique voire psychanalytique. Loft Story montre que, simultanément, le lofteur "agent (provisoire) didentification" ne cesse de se distancier en présentant tour à tour des façades de lui quil contrôle plus ou moins. On aboutit ainsi à un schéma ou le téléspectateur sidentifie à quelquun qui se distancie !! Ce qui prouve que lalternance des phases didentification/distanciation, constitutives du comportement humain sont éminemment capables de rendre compte de son infinie complexité.
- Bien entendu, ce nest pas tout : le lofteur, on la vu, peut sidentifier aux téléspectateurs plus précisément à lun dentre eux ou à un type particulier (ses amis, ceux de son clan, etc.). Ce qui veut dire que le téléspectateur sidentifie ou se projette vers quelquun qui se distancie et sidentifie alternativement.
- Le jeu peut encore se complexifier en intégrant que le téléspectateur se distancie évidemment lui aussi de celui auquel il sidentifie ou encore quil fait tourner ses identifications de lun à lautre des protagonistes !
Ainsi Loft Story non seulement dévoile certes très partiellement et avec ses défauts propres (racolage, rapports à largent, etc.) un mécanisme intime et fortement complexe de lêtre humain : un "fonctionnement" qui fait sa richesse et lui donne sa liberté dans le jeu incessant des interactions et des façades.
Mais Loft Story présente encore dautres caractéristiques intéressantes. En conduisant les téléspectateurs à sidentifier aux lofteurs qui eux mêmes ne cessent de se distancier, lémission les entraîne aussi à prendre mieux (ou plus) conscience du traitement médiatique, c'est-à-dire de la mise en scène et des nombreux trucages qui émaillent le "discours télévisuel". On ne peut négliger cette retombée inattendue au moins pour ceux qui nont pas pris conscience de la complexité des phénomènes déclenchés.
A tout ceci sajoute - au moins pour le moment - des héros plutôt "positifs" qui malgré les conditions particulières et difficiles de lémission montrent le plus souvent quils ne sont pas des crétins exhibitionnistes mais des êtres humains dotés dintelligence, et même parfois de finesse ou de sensibilité ! On peut y ajouter la retenue de lanimateur qui loin de chercher à faire du sensationnalisme (au moins jusquà ce jour) semble manifester de légard et du respect pour ceux qui sont éliminés. Certains présentateurs qui coupent la parole à tout bout de champ à leur invité feraient bien den prendre de la graine. Le modèle Desgraupes, Cavada, Elkabbach taille en pièce le modèle Durand, Ardisson, etc.
Ainsi, au lieu de ressasser de sempiternelles critiques contre labrutissement télévisuel, nos censeurs feraient-ils mieux de réfléchir à tout ce que cette émission comporte dinnovation psychologique et sociale plutôt positive pour ses jeunes publics. La reconnaissance des mécanismes didentification et de distanciation, connus des amateurs du répertoire théâtral le plus classique se trouve étendue à des publics qui jusquà présent ny avaient guère accès. Et comble dironie, cette émission qui draine autant daudience et est censée faire aimer encore plus la TV et son cortège de produits dérivés commerciaux conduit ses téléspectateurs à prendre une distance supplémentaire avec le média et donc à en ressortir un peu plus conscients et libres.
Reste évidement à ce que le respect dautrui demeure au centre de lémission pour que cette belle mission (peut-être involontaire) ne soit pas gâchée par des débordements qui ruineraient son côté pédagogique et conduiraient à un retour à la norme de la fiction traditionnelle avec des identifications simples. Si cette condition était remplie jusquau bout de cette série et au cours des suivantes, Loft Story, contrairement aux apparences et aux Cassandre ferait plutôt croître létat de conscience des concitoyens de la société médiatique.
La télévision qui nous ferait progresser, ce serait original et fort !
JLM
Mai 2001
Cet article développe les arguments présentés dans la plaquette du Festival international du Scoop et du Journalisme d'Angers. Les lecteurs pressés pourront s'y reporter.
Face au déluge de commentaires "sérieux" à propos de l'émission Loft Story de M6 qui répètent tous les mêmes poncifs, j'ai souhaité réagir en montrant les raisons profondes de la fascination de la bonne dizaine de millions de personnes qui la regardent et des autres qui en parlent.
Loft Story est une démontration de plus de l'oscillation entre identification et distanciation.
A ce titre, et indépendamment des aspects économiques évidents
(tout le monde sait que la TV n'est pas philanthropique !), l'émission
est passionnante, c'est ce que je démontre dans cet article.
Une série de transparents présente quelques-uns de ces arguments (format pdf).
Un article sur ce thème et reprenant la présente argumentation a été publié dans un ouvrage de l'AFRI (Centre Thucydide de Paris 2 Panthéon Sorbonne).