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Jean-Luc Michel

Habilitation à diriger des recherches, Université PARIS 7, 12/12/1992

Mémoire de travaux de recherche : pensée graphique, survision, sysèmes experts et sciences humaines ou sociales, réseaux télématiques et socialisation, identité et image d'une organisation, annexes, index, 65 figures, 274 pages.

Prérapporteurs: M. Jean Devèze (directeur), M. Pierre Fougeyrollas, M. Pierre Moeglin, professeurs. Jury : MM. Jean Devèze, Robert Estivals, Pierre Fougeyrollas, Michael Palmer, Jean-FranŤois Tétu, professeurs en SIC.

 

Extraits de la Conclusion

Le présent mémoire d'habilitation à diriger des recherches avait pour objectif de montrer que le concept de distanciation, pivot de la théorie distanciatrice, présentait non seulement un intérêt scientifique manifeste, mais aussi et surtout, qu'il pouvait " prouver " sa fécondité en matière de modélisation des processus de communication. Dans cette première partie de la conclusion, les principaux acquis scientifiques vont être passés en revue et rediscutés encore une fois. La conclusion générale tirera quant à elle, le bilan global de la théorie distanciatrice telle qu'elle se présente en 1992.

Les hypothèses générales de la théorie distanciatrice

Il n'en pas été fait état dans le présent mémoire, parce qu'établies entre 1985 et 1988 et vérifiées depuis, mais il ne saurait être question de les oublier du bilan scientifique. Leur démonstration, effectuée en 1988, fut à la base de l'extension de la théorie distanciatrice, grâce notamment à l'hypothèse du " média innovant " qui a été maintes fois réexaminée sans jamais avoir été mise en défaut depuis.

L'existence des profils perceptif et médiatique

La distanciation, et avec elle la modélisation du dipôle perceptif ADI/IPT, correspond bien à un phénomène réel, attesté par les enquêtes menées avant 1988 et partiellement actualisées ou revérifiées depuis. Chaque individu, en fonction de son tempérament, de son histoire et des circonstances, possède un profil distanciateur et un profil identificateur. La théorie distanciatrice prévoit, explique et mesure partiellement ce phénomène, quitte à recourir à des techniques nouvelles en sciences humaines comme les générateurs de systèmes experts. La base matérielle des profils est absolument indispensable, elle représente la fondation de tout l'édifice théorique, et l'une des premières suites du présent mémoire consisterait à vérifier sur d'autres populations les régularités observées dès 1988 sur des enfants et des préadolescents.

La recherche appliquée des profils pourrait trouver de fort nombreuses applications dans les organisations et les entreprises ainsi qu'il a été par exemple avancé à propos de l'examen des concepts d'identité et d'image. Les cadres d'entreprise à profil distanciateur pourraient être les plus susceptibles de définir l'image voulue, et ceux à profil identificateur, les plus capables de décrire l'image perçue.

L'évaluation des profils

Un chapitre de ce mémoire a fait état de l'avancée théorique effectuée entre 1988 et 1992 en matière d'évaluation des profils identificateurs et distanciateurs. La partie la plus délicate de la théorie distanciatrice consiste à essayer de modéliser la rotation conjointe des deux dipôles. Au plan méthodologique, il s'agit d'une modélisation de second degré, assimilable partiellement - et très modestement - aux travaux de R. Thom ou de C. Zeeman, c'est-à-dire à une modélisation de modélisation. Le dipôle constitue la première modélisation, la rotation conjointe et interactive des deux dipôles est une modélisation de modélisation, d'où le niveau d'abstraction de cette réflexion qui nous a obligé à recourir à quelques outils mathématiques de trigonométrie et de calcul intégral. La solution proposée, non démontrée à l'heure actuelle, permet de rendre compte de façon assez satisfaisante de la quasi simultanéité des attitudes distanciatrices et identificatrices, gros point d'achoppement de la réflexion sur ces questions, déjà repéré, dès 1973, par Edgard Morin.

La recherche appliquée afférente aura pour première mission de vérifier les courbes sinusoïdales avancées. Là encore, la diffusion la plus large de la théorie distanciatrice dans les réseaux des sciences de l'information et de la communication devrait peut-être permettre à terme que des étudiants-chercheurs intéressés par ces questions puissent les examiner et les faire avancer.

Il existe de nombreuses autres applications concrètes qui pourraient aussi bien concerner les techniques de commercialisation que les sciences de l'organisation, le marketing ou le management. Mais un terrain, à nos yeux encore plus important au plan socio-politique, se trouve du côté de l'enseignement dans lequel la bonne connaissance des profils pourrait fonder ou légitimer des actions de formation ou d'entraînement visant à apprendre à passer de la distanciation critique à la distanciation dialectique ou médiatique, ces deux dernières catégories, ainsi qu'il a été montré à de nombreuses reprises, n'étant pas aussi uniformément réparties que la première, la distanciation critique, ce qui s'était traduit par la démonstration que le zapping effréné n'est aucunement libérateur malgré les apparences de liberté qu'il donne.

La pensée graphique

La théorie distanciatrice a apporté une contribution décisive à l'étude de ce qui a été provisoirement nommé la pensée graphique. La double dialectique ADI/IPT et création/communication des médias a permis d'approfondir la problématique du schéma inducteur et du schéma transducteur (à partir des travaux préalables de Jean Devèze). Une étude suivie de quelques auteurs a montré que la pensée graphique pouvait s'interpréter à partir des modélisations dipôlaires, par exemple par identification abstraite à une structure, comme le déclara un des inventeurs de la double hélice de l'ADN.

Sous l'impulsion des travaux de la Société de bibliologie et de schématisation, animée par Robert Estivals, une réflexion, encore trop peu avancée pour qu'il en soit rendu compte dans le présent mémoire, est en cours en matière de profil de schématisation à partir de l'idée suivante : chaque individu schématise en fonction des circonstances et des caractéristiques du message selon des modalités qui lui sont spécifiques et dépendent de sa personnalité graphique et de son profil plutôt distancié ou plutôt identifié (au sens de l'IPT). Toutes choses inégales par ailleurs, les identifiés schématiseraient peut-être plus de l'intérieur, au niveau local diraient les systémistes, tandis que les distanciés le feraient davantage de l'extérieur, au niveau global. Mais s'agissant d'une réflexion délicate, tout juste en gestation à l'heure actuelle, il est impossible d'aller plus loin que ces quelques indications destinées à montrer que la théorie distanciatrice ne s'arrête pas aux " portes " du présent mémoire et qu'elle dispose déjà de nombreux terrains où s'exercer.

La survision

Cette recherche, amorcée en 1988, et largement développée depuis, partiellement publiée en 1990, devrait faire l'objet elle-aussi de travaux ultérieurs de grande ampleur, à la fois au plan théorique pour être en mesure de mieux connaître le concept et ses manifestations, et au plan pratique pour déboucher sur des productions pédagogiques interactives .

La survision est typiquement une notion qui ne peut être expliquée que par la théorie distanciatrice. Survoir une structure sous-jacente sous une suite de signes alphabétiques, manuscrits ou typographiques est une manifestation notoire de prise de distance. Et le recours raisonné, conscient, volontaire à la survision illustre assez bien le passage de la distanciation critique à la distanciation dialectique.

Les réseaux médiatiques

Le thème de la technologie et du pouvoir ou celui de la technique et de la société ont fait l'objet de nombreuses publications. Notre objectif en la matière n'était évidemment pas de construire la moindre nouvelle théorie du social médiatisé, mais d'appliquer localement la théorie distanciatrice en examinant sa capacité à mieux rendre compte des interactions communicationnelles. Ainsi que le thème des excuses médiatisées l'a révélé, le réseau télématique ou informatique interactif, s'il ne crée qu'exceptionnellement le lien social, parvient néanmoins à déclencher des comportements a priori étonnants, au moins par rapport à l'impression dominante qui peut se dégager à l'examen des messageries télématiques grand public. L'approche distanciatrice a permis d'expliquer comment les intervenants ou les " contributeurs " oscillaient sans cesse entre une attitude distanciatrice et une attitude identificatrice, ne serait-ce que par le fait que le sentiment d'être connecté (" on line ") est totalement différent de celui d'être déconnecté (" off line "). Ce genre de réseau, basé aussi sur les concepts d'assistance mutuelle, de disponibilité, d'écoute ou de connivence, constitue un lieu passionnant d'étude du thème de la socialisation des micropouvoirs individuels en apportant une démonstration supplémentaire à une des régularités les plus paradoxales de la théorie distanciatrice selon laquelle quand on se distancie, on se socialise et quand on se socialise, on se distancie.

L'identité et l'image

Comme il a déjà été dit, ce thème nous a été suggéré par des intervenants en communication d'entreprise intéressés par l'approche distanciatrice, et cherchant un cadre théorique pour étayer leurs analyses. Et si Michael Palmer a tout à fait raison quand il montre, à propos de la publicité, que l'essentiel de la recherche commanditée " doit venir à l'appui d'une thèse défendue par les commanditaires " , il existe quelques conseillers - nous en avons rencontré  - qui s'efforcent de fonder leurs analyses sur des approches scientifiques attestées et non circonstancielles. Parallèlement, les étudiants de maîtrise de communication d'entreprise, par leurs questions enrichissantes nous ont conduit à faire travailler la théorie distanciatrice sur des domaines dont son auteur ignorait tout en la concevant.

Après de longs travaux d'approche, dus à notre incompétence notoire en matière d'organisation, de management ou de marketing, voire en communication globale d'entreprise, nous avons tenté, au fil de ces quatre années, d'appliquer quelques-uns des principaux concepts opératoires de la théorie distanciatrice et avons découvert que sur ces terrains là aussi, elle s'appliquait semble-t-il efficacement. C'est ainsi que nous avons littéralement reconstruit les notions d'identité et d'image des entreprises ou des organisations en montrant qu'une stratégie d'image devait nécessairement s'appuyer sur l'oscillation entre attitudes distanciatrices et identificatrices. Mais outre ces gains conceptuels locaux, la théorie distanciatrice a permis aussi de recadrer des notions importantes mais pas toujours bien définies dans leurs inter-relations spécifiques comme l'image perçue et l'image voulue.

Suite à ce premier essai, il semble que la théorie distanciatrice puisse s'appliquer à la fois au niveau global de la clarification des concepts et au niveau local de l'explicitation, voire de l'explication de certains phénomènes communicatoires, ce qui ouvre dores et déjà de nouveaux champs de recherches appliquées tout en aiguillonnant la recherche fondamentale.

 

Conclusion générale

 

Au terme de ce mémoire d'habilitation à diriger des recherches, un premier bilan s'impose : la puissance, la souplesse et la fécondité du concept de distanciation.

La théorie distanciatrice n'est pas déterministe, la rotation incessante des dipôles, ou en d'autres termes, l'alternance continuelle et continue entre des attitudes identificatrices (au sens de l'IPT) et distanciatrices, montre qu'en dehors de pathologies extrêmes comme la schizophrénie, tout individu possède en lui-même les capacités de se distancier, de s'isoler du bruit assourdissant des espaces médiatiques infinis pourrait-on dire pour paraphraser Blaise Pascal, puisque la distanciation, en tant que médiation d'une médiation est par nature immanente. L'être humain possède cette faculté unique, cette ressource vitale lui permettant tour à tour et très rapidement de passer de l'une à l'autre de ces attitudes identificatrices et distanciatrices autour desquelles tout s'organise. Et dans le contexte médiatique actuel, il n'est pas étonnant qu'autant de citoyens s'orientent vers l'idée de distanciation qui semble " émerger " quand on en a besoin, phénomène systémique qui ne surprendra pas le lecteur connaissant la théorie distanciatrice et la forte autoréférence de celle ci.

Dans ce contexte, la distanciation est bien souvent perçue comme un recours, comme la solution de la dernière chance, seule susceptible d'empêcher le naufrage dans l'aliénation douce, illustrée par Huxley ou Gilliams, étudiée par Marcuse ou Brecht et vigoureusement dénoncée par Postman. D'où peut-être, depuis 1990, une pression plus forte des médiateurs et de l'ensemble du corps social vers une préscience intuitive de la distance, de la hauteur de vue, du recul, et par conséquent une demande, naturellement non formulée vers les sciences humaines et sociales pour trouver une trousse à outils de première urgence en matière de lecture ou de réception critique des messages médiatisés. D'où l'urgence, pour ces sciences humaines et sociales de fournir, non pas des réponses en " prêt à penser ", mais des méthodes d'analyse et de conceptualisation permettant en premier lieu d'effectuer un bilan de l'existant, en second lieu, de proposer des stratégies de désaliénation ou d'autonomisation ou encore de responsabilisation, et en troisième lieu, de conduire et d'évaluer des opérations de ce type. Ce fut évidemment la mission assignée dès 1988 à l'éducation médiatique, présentée comme le volet politique et social de la théorie distanciatrice, sa finalité extrascientifique, ou, si l'on préfère, sa philosophie.

Les limites des théories générales

Si la théorie distanciatrice est ambitieuse au plan scientifique et au plan social, elle n'en est pas moins réaliste et modeste et ne prétend aucunement expliquer tout en pliant le réel à ses problématiques. Elle ne veut pas et ne doit pas être impérialiste et succomber à des visées trop globalisantes. Elle a certes un aspect global, mais qui ne doit être " entendu" qu'au sens de la théorie systémique, c'est-à-dire en se limitant à la recherche des inter-relations dynamiques inattendues parce que considérées, parfois à tord, comme exclusivement locales. A ce titre, l'attention pour les interactions faibles (par exemple des synergies pouvant être prises pour de simples inter-relations) serait une des caractéristiques méthodologiques les plus batesoniennes de la théorie distanciatrice et une garantie contre toute vélléité " impérialiste " ou trop ambitieusement nexialiste.

Recherche fondamentale et recherche appliquée

Comme on a pu le mesurer au fil de ce mémoire, la théorie distanciatrice a cherché à relier dynamiquement la recherche fondamentale (par exemple la découverte des concepts de profil et de potentiels perceptifs et médiatiques) et la recherche appliquée (avec leurs premières mesures).

L'interaction permanente entre théorie et pratique, ce qu'en d'autres temps et d'autres lieux on eut appelé la praxis, a constitué une donnée permanente de notre travail, d'où notre adhésion immédiate et enthousiaste à la phrase de Pierre Fougeyrollas : " l'union de la théorie et de la pratique sur la base de la pratique ", qui a rendu encore plus légitime cet incessant va et vient entre le concret et l'abstrait, le particulier et le général, le fondamental et l'appliqué, bien visible dans l'ensemble de nos publications.

L'avenir de la théorie distanciatrice

Comme indiqué dans l'introduction, la rédaction du présent mémoire fut une occasion - heureuse - de nous retourner sur notre passé et de mesurer le chemin parcouru depuis quelques années. Ce fut aussi l'occasion de tenter de dégager les principales pistes tracées par la théorie distanciatrice, qui jusqu'à aujourd'hui a organisé, synthétisé, expliqué et conduit l'ensemble de nos recherches, avec tout d'abord une interrogation centrale, devenue lancinante : quelle est son espérance de vie ?

Va-t-elle encore être le moteur de nos recherches ou a-t-elle brillé de tous ses feux jusqu'à la publication de notre ouvrage de 1992 pour s'éteindre ensuite comme un astre mort, épuisé d'avoir tout donné en un temps aussi court ?

Un chercheur est aussi un créateur - les membres du jury d'habilitation à diriger des recherches le savent mieux que quiconque - et il n'y a rien d'étonnant à ce que le chercheur connaisse l'angoisse de ne savoir quoi chercher, trouver ou créer demain.

Pour le moment, l'extinction paraît lointaine, tellement la théorie distanciatrice semble susceptible d'alimenter encore longtemps, non seulement des pistes de recherche, mais aussi et surtout - et c'est le plus important - des cadres explicatifs pour de nombreux phénomènes médiatiques encore peu ou mal connus.

Dès lors, deux directions principales se dégagent : d'une part les recherches liées au propre développement de la théorie : la modélisation de l'interaction des profils perceptifs et médiatiques, les relations entre profils et potentiels, l'extension au domaine social de ces concepts via le thème des distanciateurs sociétaux ou sociaux, ou les relations avec d'autres théories assez proches comme la théorie mimétique ou bien encore avec les théories cognitives au travers du thème de l'autoréférence et de la modélisation de l'interaction communicationnelle. D'autre part, les recherches suscitées ou encouragées par la théorie distanciatrice comme la pensée graphique, la survision, la communication dans et au sein des organisations et les attitudes distanciatrices ou identificatrices, la question des profils de schématisation ou encore la sociabilité médiatisée.

A cette première liste commencent à s'ajouter d'autres questions fondamentales ou appliquées, locales ou globales, en provenance des premiers découvreurs et propagateurs de la théorie distanciatrice, qui voient en elle, non pas une quelconque structure rigide prétendant tout expliquer, mais au contraire une trousse à outils d'intellection leur permettant de progresser dans leurs recherches et de construire leur propre interprétation du réel.

Pour toutes ces raisons, il ne semble pas que la théorie distanciatrice ait épuisé sa fécondité, mais qu'au contraire, elle se révèle de plus en plus attractive et utile, d'où notre espoir et notre ambition de la voir se développer et irriguer la recherche.

 

JLM - 12-1992

 

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Commentaire

 

Dans cette conclusion, assez ouverte, j'esquissai des axes de recherche.

Certains ont été suivis et se sont révélés féconds, d'autres, non repris par la communauté universitaire (impossibilité de créer un groupe ou un centre de recherche autour de ces thèmes) sont pour le moment en sommeil.

L'avenir dira ce qu'il en adviendra. Si vous êtes intéressé (e), n'hésitez pas à me le faire savoir.