Au décès de Jean Devèze, en novembre 2003, j'ai mis en ligne un texte pour rappeler ce que la SFSIC lui doit à lui aussi. Il contribua à la création des SIC en lui apportant son énergie, son sens de l'organisation et l'intérêt des scientifiques car il était physicien de formation. Un jour, il faudra lui rendre hommage en tant que troisième pionnier des SIC, qui avec Robert Escarpit et Jean Meyriat a contribué à créer notre communauté d'enseignants chercheurs.
La Société française des sciences de l'information et de la communication (SFSIC) a commémoré ses 20 ans par des entretiens avec ses pères fondateurs. Robert Escarpit a été interrogé par Jean Devèze et Anne-Marie Laulan en juillet 1992, chez lui, dans sa maison de Saint Macaire, en Gironde.
La bande vidéo de cette rencontre a été tournée par Didier Bouquillard (Bordeaux 3). La chance voulut que j'assistasse aussi à l'entretien (le Loupiac était excellent…).
(photo JLM, Bordeaux, 1988)Jean Devèze : Robert Escarpit, vous êtes d'abord,
initialement, un professeur d'anglais spécialiste du poète Byron,
puis vous devenez professeur de littérature comparée, spécialiste
de l'imprimé, spécialiste de l'édition, du livre. Et
puis, sans abandonner ces terrains, vous vous tournez ensuite vers une approche
plus générale, celle de l'information et la communication. Comment
en êtes-vous venu là ? De Byron à la littérature
comparée ?
Robert Escarpit : En réalité, le parcours a
été plus long que vous ne dites, parce que je ne voulais pas
du tout être professeur d'anglais. J'ai passé ma licence d'anglais
parce que je parlais l'anglais et qu'à 18 ans, il fallait bien que
je fasse quelque chose ! J'ai préparé ensuite Normale Supérieure.
En fait, je suis entré en Normale supérieure en grec, parce
que ma vocation était la linguistique ancienne. Je voulais être
égyptologue, assyriologue, etc. Et puis la guerre est arrivée...
J'ai passé l'agrégation d'anglais, parce qu'il fallait passer
quelque chose et je suis devenu professeur d'anglais. Le hasard a fait que
j'ai fait de la littérature comparée pour occuper mon temps
lorsque j'étais à Normale supérieure, ce qui me valut,
quand il y eut création de la chaire de littérature comparée
à Bordeaux, d'y être nommé. Je suis devenu professeur
de littérature comparée. Je crois avoir bien fait mon métier,
j'ai beaucoup aidé à la création de cette discipline
en France, à son développement comme ensuite la communication,
mais je dois dire tout de suite que j'ai toujours pensé que le discours
sur le discours des autres, ce n'était pas un métier. Faire
du baratin sur des livres, sur des écrits des autres, c'était
très agréable pour soi, très agréable pour les
étudiants qui écoutaient, mais cela n'apportait pas grand chose...
En tout cas, ce n'était pas scientifique.
Alors, j'ai cherché à en sortir. Cela remonte très loin
en fait... Je vous dirais, si vous connaissiez un petit livre que j'ai publié
en 1948 au Mexique, qui s'appelle Histoire de la littérature française
(Historia de la literatura francesa), qu'il y a dans la préface un
paragraphe qui s'appelle : les trois dimensions de la littérature,
où je dis : on le sait très bien, en littérature il y
a les écrivains (on parle beaucoup de leur biographie), il y a les
oeuvres (on parle beaucoup des oeuvres bien sûr) et il y a un troisième
personnage dont on ne parle jamais qui est le lecteur ! J'ai repris cette
idée quelque temps après, dans un article du Monde vers 1950.
Et cette idée là m'a hanté : où est la littérature
? Question que l'on se pose depuis longtemps, vous le savez c'est un ... bateau
du structuralisme !
La littérarité se situe dans la lecture, dans la manière
de lire, dans la manière de recevoir le message écrit. C'est
une idée qui s'est imposée à moi de plus en plus fort,
et j'ai publié dans une revue yougoslave un article qui s'intitule
: L'acte littéraire est-il un acte de communication ? C'est la première
fois que le mot communication apparaît sous ma plume. Cela se situe
avant 1958. Un jour, je suis rentré chez moi en disant à ma
femme : ce n'est pas possible, je ne vais pas continuer avec ce métier
d'imbécile qui consiste à faire des discours sur les discours
des autres, et ce, pendant toute une carrière. Je veux comprendre des
choses, comprendre des mécanismes. Je n'y connais rien, personne ne
m'y a préparé. Je me suis mis au travail, et j'ai produit un
petit bouquin que j'ai soumis à un nommé Paul Angoulvant, qui
était directeur aux Presses Universitaires de France. Il a sauté
jusqu'au plafond et m'a dit : « mais c'est le livre que nous attendions,
nous les éditeurs, nous les gens du livre. Il faut le dire, il faut
le répéter. » Et il l'a publié dans un Que-sais-Je
? intitulé La sociologie de la littérature, alors que je ne
n'avais jamais fait de sociologie de ma vie ! C'est d'ailleurs lui qui a donné
ce titre. C'est un livre volontairement provocateur, où se posent plus
de questions que je ne donne de réponses, mais il a eu un succès
fantastique. Actuellement, je viens de corriger les épreuves de la
huitième édition, nous dépassons les 100 000 exemplaires
en France. Je suis traduit en 23 langues, les trois dernières traductions
étant à Shanghai, à Pékin et à Taiwan,
en chinois. Cela a eu une influence extraordinaire que, vraiment, je ne soupçonnais
pas. J'étais petit professeur d'anglais à la faculté
des lettres de Bordeaux. J'ai été énormément surpris
de la réaction que ce livre a provoqué. Cette réaction
m'a conduit à rencontrer un homme dont je dois parler : Julian Behrstock
qui était le directeur de la section livre de l'UNESCO. C'était
un personnage charmant, qui avait été « McCarthysé
». Lorsque je l'ai rencontré, il m'a déclaré :
« Vous savez, à l'UNESCO, nous avons cette même préoccupation
que vous avez d'étudier ce problème de la communication par
l'écrit, le livre et son rôle dans la communication. »
Et il m'a demandé d'écrire un ouvrage qui s'appelle La révolution
du livre, qui est l'histoire de la révolution du livre de poche et
le mécanisme que cela a eu dans la lecture en général.
Cet ouvrage a lui aussi obtenu un énorme succès, puisqu'il est
traduit lui aussi en vingt langues. Et je me suis mis à travailler
là-dessus. En même temps, je me suis rendu compte de mes limites.
Je n'étais ni sociologue, ni communicologue... Car je me suis aperçu
que cela existait, les communicologues, par exemple en Amérique, en
Allemagne... Il y avait mon ami A. Silbermann à l'Institut de Cologne,
et des gens comme Berelson, Lazarsfeld... Il y avait des chercheurs en Amérique
qui s'occupaient de cela depuis un petit bout de temps, et en examinant leurs
travaux de très près, j'en suis arrivé à me dire
qu'il fallait étudier le problème du livre comme un problème
de communication par l'écrit, et c'est ce que j'ai fait pendant un
certain nombre d'années. Je ne l'ai pas étudié universitairement
puisqu'à l'époque je continuais à effectuer mon baratin
sur la littérature comparée.
Et puis un jour, je me suis dit : non, voyons, soyons sérieux. Et j'ai
fondé un petit centre de recherche où nous étions trois
: une secrétaire, une attachée de recherche et moi. Il s'appelait
Centre de sociologie des faits littéraires et il est devenu trois ans
plus tard l'Institut de Littérature et de Techniques Artistiques de
Masse (ILTAM). Je voulais l'appeler Institut de Littérature et d'Art
de Masse. Un vieux professeur de la faculté a qui je demandais conseil
lors de cette création, m'a demandé : « Qu'entendez-vous
mon cher collègue par « art de masse ? » Je lui ai dit
: « il y a le cinéma, la télévision... »,
et il m'a répondu : « C'est bien ce que je pensais, ce sont des
techniques, ce ne sont pas des arts » Alors on a appelé cela
« techniques artistiques », c'est devenu l'ILTAM qui s'est développé
et a donné les équipes de recherche que vous connaissez. Et
cela a grandi très très vite, trop vite en réalité...
Et en fait, je me suis aperçu de mon ignorance. Je ne savais pas à
cette époque qu'un dénommé Lukacs avait écrit
une sociologie de la littérature. Mais il a bien voulu reconnaître
la validité de ma démarche et dans un de ses livres il lui a
consacré un chapitre. Il y avait Lucien Goldmann qui est devenu un
ami et un collaborateur ; il est venu chez moi, a regardé et m'a dit
: « C'est très bien ce que tu fais, continue... » J'étais
arrivé à cette idée de communication. Il fallait que
je m'y mette vraiment, et je m'y suis mis en me recyclant totalement. Un homme,
dont je dois mentionner le nom parce qu'il a participé à la
création de la communication en France, c'est Elie Roubine. Il n'était
absolument pas un littéraire, c'était un physicien, Roubine
a écrit à mon sens, le seul livre lisible sur la théorie
mathématique de la communication de Shannon. J'ai potassé Shannon,
j'ai fait des mathématiques et je me suis initié à tout
cela. Puis je me suis dit : « Cela existe, il faut le lancer, il faut
continuer... », voila comment l'histoire a commencé.
J. D. : Merci. Certes, le souvenir d'Elie Roubine est très important,
vous étiez en le regardant, tourné vers la recherche scientifique
et mathématique. Mais vous aviez eu, dès 1963, une certaine
intuition en écrivant dans le Littératron une formule : «
l'audiovisuel ça marche, l'audiovisuel ça paie ». Quelle
est la source de cette intuition ?
R. E. : (Rires). Il y a deux choses. D'abord, c'est une affirmation d'anti-McLuhanisme.
Vous savez, c'était la grande époque de la popularité
de McLuhan. Il était parti de l'idée que la civilisation future
devait être audiovisuelle avant tout, et moi, en tant que défenseur
de la communication écrite, je m'insurgeais contre cette position -
ce n'est pas la peine de faire un exposé là-dessus, ce serait
trop long - j'étais donc anti-McLuhanien ! Il y a eu d'ailleurs l'année
suivante un débat public au Québec entre McLuhan et moi. Les
Québécois ont été très déçus
car nous étions d'accord pratiquement sur tout, sauf sur ce point :
la comparaison entre les effets de la communication écrite et les effets
de la communication audiovisuelle. Cela dit, plus tard je me suis réconcilié
avec McLuhan. C'est devenu un excellent ami et lui-même était
un homme de livre avant tout. C'était un littéraire, infiniment
plus que moi. La seconde raison, je vais vous la dire, l'histoire du Littératron
est la suivante :
Quand j'avais mon centre de recherche, on l'a créé d'abord à
Paris (car lorsque j'ai demandé la création d'un centre de recherche
dans ce domaine, il n'était pas question de penser l'établir
ailleurs qu'à Paris). On en a chargé Memmi et Goldmann, mais
eux ne savaient pas vraiment de quoi il s'agissait. Alors ils sont venus me
voir : j'ai râlé et j'ai écrit au ministre en disant :
« Monsieur le Ministre, est-ce que je dois me consacrer à la
pêche à la ligne sous prétexte que j'habite à Bordeaux
et non à Paris ? » Le ministre avait assez d'humour - je ne sais
plus qui c'était ! - et il m'a accordé quelques crédits
et moyens. A l'époque, on allait chercher des crédits au ministère,
auprès d'une certaine Madame Lemaire qui était chef de bureau,
et on grappillait quelques millions (d'anciens francs bien sûr !). Un
jour j'y suis allé, j'ai grappillé 20 000 francs et Mme Lemaire
m'a dit : « Oui, je suis obligée de réserver quelques
millions à un machin audiovisuel... des laboratoires audiovisuels,
c'est la grande mode.». Je rentre par le train et j'y rencontre Roger
Duché, un écrivain de l'époque, et un monsieur d'un certain
âge. Je leur raconte ce que je suis allé faire à Paris
et je les fais rigoler en racontant l'anecdote et en leur disant : si j'avais
appelé mon Institut un Littératron - comme un synchrotron -j'aurais
eu tout ce que je voulais, car il n'y a que ça qui se vend maintenant
! Et le monsieur d'un certain âge me dit : - Pourquoi ne me l'écririez-vous
pas ? - Quoi ? - Le Littératron ! - Et pourquoi l'écrirais-je
pour vous ? - Parce que je m'appelle Henri Flammarion ! Et alors... c'est
ainsi que j'ai écrit le Littératron qui est évidemment
une charge contre l'escroquerie à l'audiovisuel, qui Dieu sait, a fait
des milliers de victimes dans notre pays, y compris dans l'enseignement des
langues.
J. D. : Notre rencontre se situe au moment où nous allons fêter
le vingtième anniversaire de la Fondation d'un Comité Français
pour les Sciences de l'Information et de la Communication. Pouvez-vous dire
quelle fut l'origine de cette démarche ?
R. E. : J'ai employé la même technique que pour la littérature
comparée. On n'admettait pas cette discipline dans les années
1950. Nous avions fondé avec les élèves de J. M. Carre
un Comité de la littérature comparée qui est devenu «
Société Française », a adhéré à
l'association internationale et nous a donné pignon sur rue. Je me
suis dit que je pourrais faire la même chose en communication. J'ai
donc cherché des complices, mais c'était beaucoup plus difficile.
J'en ai trouvé à Bordeaux un certain nombre : A.-M. Laulan,
A.-J. Tudesq, professeur d'histoire qui s'occupait d'histoire de la presse.
J'avais moi-même fait mon premier reportage lors de la guerre d'Espagne,
à l'âge de seize ans. Je faisais donc du journalisme depuis longtemps
et j'écrivais dans Le Monde à cette époque. Je connaissais
bien ce milieu, c'est pourquoi j'ai un peu rameuté les gens qui faisaient
de l'information. J'ai contacté Lagrave qui s'occupait de théâtre,
et un ancien camarade de Normale Sup, J. Meyriat, qui dirigeait le service
de documentation de la Fondation nationale des sciences politiques. Il avait
un peu les mêmes préoccupations que moi. Nous nous sommes mis
d'accord pour chercher à faire quelque chose. Nous avons trouvé
d'autres complices auxquels nous avons expliqué la chose, entre autres
R. Barthes. Quand j'ai publié mon petit livre sur L'écrit et
la communication, il a sorti le même jour Le plaisir du texte. Nous
nous sommes rencontrés dans le métro. Je lui ai fait remarquer
qu'il disait la même chose que moi, mais en le formulant mieux. Il a
ri, m'a dit que nous n'écrivions pas tout à fait la même
chose, mais enfin, il a accepté de m'aider. J'ai rameuté Quemada,
le linguiste, E. Roubine, bien sûr, et nous avons créé
le comité. Nous étions tous conscients du fait que la communication
était sérieusement étudiée aux états-Unis
depuis plus de vingt ans où il y avait déjà des communicologues.
En Allemagne aussi. Certains étaient un peu réticents. Je citerai
le cas de mon ami Jauss, de l'université de Constance qui enseignait
la littérature comparée, puis la théorie générale
de la littérature comparée, puis la sociologie de la littérature
et maintenant la sociologie de la littérature comparée et de
la communication ! Un certain nombre de gens se sont ralliés, après
la création de ce comité français, qui est devenu l'association
française de communication.
J. D. : Ce comité avait-il un objectif proprement scientifique, professionnel,
lié à des préoccupations d'enseignement, de recherche
?
R. E. : L'objectif était de parler ensemble, de faire connaître
les champs de la recherche que l'on explorait. Nous n'avions pas la même
formation. Il s'agissait de se recycler les uns les autres, le plus possible.
C'était tout un travail à faire. Il fallait ensuite se faire
reconnaître institutionnellement afin qu'il y ait un enseignement officiel
de l'information/communication en France ; ce qui est arrivé deux ans
plus tard.
A.-M. Laulan : Si ma mémoire est bonne, Monsieur, à l'époque,
nous avions également près de nous E. Morin et toute l'équipe
du CELSA avec C. P. Guillebeau.
R. E. : Oui. Des tas de gens se sont rapprochés du groupe et ont travaillé
avec nous comme O. Burgelin ou d'autres, avec des motivations très
différentes. Il faut dire qu'un certain nombre ont sombré dans
un structuralisme soixante-huitard et qu'on n'a plus entendu parler d'eux.
Certains ont tenu bon et continuent.
A.-M. L. : Quelle place donneriez-vous dans cette affaire à A. Moles
? Avait-il une place ? J'en parle car il nous a quittés depuis.
R. E. : Une place énorme. Il n'était pas dans l'équipe
fondatrice au départ, mais il nous a suivi avec attention. A. Moles
était un cas typique d'interdisciplinarité. Il était
sociologue, avait fait des études de mathématiques aux états-Unis
et connaissait très bien la communicologie. Il savait de quoi il parlait.
A. Moles a joué un rôle énorme en ce qui me concerne.
Pour dire la vérité, le défaut de Moles c'était
d'être marginal, farfelu. Quand nous avons créé le Festival
Sigma à Bordeaux, il y a vingt-quatre ans, nous avons donné
une place à la communication, bien entendu. Nous avons fait venir Moles
qui a étonné, surpris mais aussi scandalisé la bourgeoisie
bordelaise par ses propos et son comportement. Je pense qu'il a écrit
des choses définitives, absolument remarquables, même si institutionnellement,
il a été d'un moindre secours que des gens comme J. Meyriat
qui occupaient des places stratégiques dans l'institution universitaire.
J. D. : Moins marginal sans doute que J. Bertin qui se trouvait, lui, au coeur
d'un dispositif CNRS et qui faisait partie, avec vous, des fondateurs.
R. E. : Absolument. J. Bertin, c'est encore autre chose. C'est le graphisme,
c'est tout un champ que je ne connaissais absolument pas et qu'il m'a révélé.
Il nous a beaucoup aidé mais il n'a pas suivi ensuite notre direction.
Il est certain qu'il a fait un travail prodigieux mais il s'est moins intéressé
aux aspects communicationnels qu'aux aspects de réalisation.
J. D. : Comment, avec des gens aussi différents que Morin, Meyriat,
Barthes, Bertin, la mayonnaise a-t-elle pu prendre ?
R. E. : Nous étions tous conscients qu'il y avait un trou dans la recherche
française. Un trou ou des trous qui n'étaient pas comblés
parce qu'il y avait toujours ce vieux préjugé Sciences/ Littérature,
le baratin structuraliste qui excluait la recherche sérieuse. Il y
avait un trou aussi par le fait que les linguistes ont lâché
prise avec les langues. Au fond, s'il n'y avait pas les langues, comme la
linguistique serait agréable ! N. Chomsky, qui n'a jamais su que l'anglais
parle savamment de toutes les langues du monde ! L'aspect communicationnel
de la linguistique est ignoré. On a respiré quand Hagège
est arrivé. Ces trous existaient d'une manière dramatique en
France, nous avions tous conscience qu'il fallait boucher cela, faire quelque
chose. Je crois que c'est ce qui nous a unis.
J. D. : Les préoccupations institutionnelles que vous avez rapidement
évoquées tout à l'heure - certains pourraient dire corporatistes
- ont-elles tenu une place dans la démarche et dans le geste fondateur
d'un comité ? Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
R. E. : Bien sûr. Je suis réaliste. J'ai toujours pensé
que tant qu'il n'y avait pas de professeurs titulaires pour diriger les travaux,
pas d'assistants ou de maîtres assistants pour assurer un enseignement,
pas de chercheurs pour assurer une recherche, on ne pouvait pas sérieusement
parler d'une discipline ou d'une spécialité. Il fallait y arriver
et obtenir cela. C'était pour moi l'objectif nunméro 1.
J. D. : Aujourd'hui, vingt ans après, les résultats obtenus
vous satisfont-ils ?
R. E. : Du point de vue universitaire, certainement. L'information et la communication
sont admises partout. Il n'existe pas d'université qui n'ait son enseignement
ou sa recherche. Mais il y en a peut-être trop. Nous avons ouvert la
boîte de Pandore, et au lieu que tous les maux du monde s'en échappent,
ils y sont entrés. La communication est devenue une sorte de tarte
à la crème. C'est un peu dommage, mais du point de vue universitaire,
je suis très content du résultat.
J. D. : Du point de vue institutionnel également ?
R. E. : également.
J. D. : Comme vous le savez, le comité est rapidement devenu la Société
Française des Sciences de l'Information et de la Communication qui
est aujourd'hui la société savante de référence
de nos champs d'études. Cette évolution à laquelle vous
avez vous-même largement contribué, vous a-t-elle semblé
avoir été positive ?
R. E. : Absolument. C'était le but et ce que nous voulions arriver
à faire. Nous voulions arriver à être reconnus comme une
discipline et à avoir notre place au soleil. Nous y sommes arrivés.
Maintenant, plus personne ne conteste la validité de la démarche.
J. D. : Vous-même avez été l'animateur et -beaucoup le
disent et le pensent- le créateur de cette école bordelaise
des Sciences de l'information et de la communication qui a durablement occupé
une situation d'école scientifique dominante en France, en tenant une
sorte de leadership. était-ce le résultat d'un projet délibérément
cohérent ou est-ce, à l'opposé, une conjonction de facteurs
et de circonstances favorables qui ont conduit à cela ? En quoi la
dimension spécifiquement Aquitaine/Gascogne, voire bordelaise est-elle
intervenue dans cette réussite ?
R. E. : Je ne pense pas qu'il y ait un quelconque facteur géographique,
ethnique ou culturel. Une fois, au Conseil régional, la question s'est
posée de savoir si nous devions enseigner je ne sais plus quelle discipline
dans les universités bordelaises. Quelqu'un a dit qu'il n'y avait aucune
raison. Chaban m'a demandé pourquoi l'enseignement de la communication
se faisait à Bordeaux. Ce à quoi j'ai répondu «
parce que j'y étais » ! Et je crois que c'est la vérité.
C'est parce qu'il s'est trouvé à Bordeaux un petit groupe de
gens qui se sont entendus et qui ont accepté de travailler ensemble.
Bordeaux n'avait pas de vocation particulière, sauf le fait qu'il y
avait les gens qu'il fallait au moment où il fallait.
A.-M. L. : Je ne suis pas tout à fait de votre avis, Monsieur, si vous
le permettez. Je ferais une analyse un tout petit peu plus marxiste que la
vôtre ! Je veux dire que dans ces années-là, il se passait
des choses du côté de la Dordogne avec Jeannel qui avait été
l'assistant de Truffaut et qui, en vidéo avait fait des réalisations
tout à fait étonnantes. Il se passait aussi des choses à
Saint-Joseph de Tivoli chez nos bons pères jésuites. Il y avait
aussi René Laborderie fraîchement arrivé au CRDP. Je ne
dis pas que tout cela était un mariage du pain, du vin et de la Garonne,
mais je crois qu'il y avait un contexte culturel qui n'était pas totalement
étranger à cet afflux d'intérêt.
R. E. : Je suis d'accord, mais c'était encore des individus.
A.-M. L. : Et des réseaux...
R. E. : Laborderie d'ailleurs n'a jamais voulu travailler avec nous, ce qui
est dommage car c'est un garçon de talent. De fait, ça nous
a beaucoup aidé d'avoir un homme comme lui au CRDP de Bordeaux. C'est
pareil pour Jeannel. Il s'est trouvé qu'à un certain moment,
il y a eu, à un certain endroit, un certain nombre de gens qui avaient
des préoccupations convergentes et qui ont travaillé ensemble.
ça ne s'est pas produit ailleurs.
A.-M. L. : C'est pour dire que Robert Escarpit - et ce n'est pas moi qui lui
retirerai le moindre mérite - s'est trouvé dans une conjoncture
culturelle favorable.
R. E. : Absolument. Je n'aurais pas pu faire cela dans un autre endroit. J'aurais
probablement prêché dans le désert.
A.-M. L. : Je voudrais apporter une anecdote authentique. Je demandais un
jour à un étudiant qui avait traversé les océans
(il venait du Mexique, je crois), pour étudier en troisième
cycle, s'il était satisfait. Il m'a dit sa surprise d'être venu
pour étudier à « l'Ecole de Bordeaux », alors que
chacun de ses professeurs se prenait pour un chef d'école !
R. E. : C'est très universitaire! C'est la raison pour laquelle j'ai
toujours réprouvé l'emploi de l'expression « Ecole de
Bordeaux ». En fait, l'école, c'était simplement un certain
nombre de gens qui travaillaient dans la même direction, même
si aucun d'entre nous ne l'a fait de la même façon. Nous n'étions
pas toujours d'accord sur l'orientation à donner, c'est évident
et je serai le dernier à le cacher. Si je m'étais trouvé
à Paris ou à Grenoble, je n'aurai pas pu le faire. J'ai eu cette
chance énorme, à l'époque, de pouvoir créer l'IUT.
Voilà encore une anecdote : un jour, Christian Fouchet avait dit une
bêtise, ce qui lui arrivait assez souvent. Dans Le Monde, j'avais fait
un papier assez dur où je disais qu'après l'époque de
la bourgeoisie, puis des ouvriers au pouvoir, était venue celle des
intellectuels. Je disais dans ce papier qu'ils étaient très
heureux de l'offre qui leur était faite par le ministre de la cinquième
République, mais qu'il ne fallait pas accepter ; la différence
entre un homme de sciences et un homme politique étant qu'un homme
de sciences connaît les limites de ses capacités ! Monsieur Fouchet,
furieux, m'a convoqué pour m'engueuler, ce qui ne se fait pas dans
l'université. Bref, il l'a fait ! J'y suis allé et j'ai gueulé
plus fort que lui. Il m'a demandé ce que nous faisions, ce que c'était
que cette « communication ». Je lui ai expliqué et prouvé
que ça pourrait lui servir, ce qui l'a intéressé, puisqu'il
m'a invité à déjeuner ! Durant le repas, il m'a expliqué
qu'il ne savait que faire des littéraires et des juristes dans les
IUT (nous étions en 1967). Il voulait savoir si cette idée marcherait
pour eux. J'ai répondu que ça marcherait très bien. Il
m'a proposé de l'argent et du personnel pour créer un département
expérimental. J'ai, bien sûr, été d'accord. Nous
avons écrit les chiffres sur une serviette en papier. Je suis sorti
avec 29 millions d'anciens francs et quatre postes ! J'ai créé,
dès la rentrée suivante le département « Carrières
de la Communication » à l'IUT de Bordeaux et là, j'ai
eu beaucoup de mal. Personne n'a voulu me suivre. Un collègue (que
je ne nommerai pas mais qui est devenu président de l'université),
et tous les autres collègues - qui s'étaient ligués -
étaient persuadés que leur carrière était finie
s'ils acceptaient. Finalement, j'ai embauché quatre personnes : un
collaborateur de recherche qui est devenu un homme important puisqu'il a été
administrateur de l'OPB (l'orchestre de Bordeaux), H. Marquier, un jeune journaliste
qui préparait une maîtrise, P. Christin, qui est devenu un scénariste
réputé de bande dessinée, un chercheur du CNRS qui s'occupait
du livre, R. Estivals, et ma femme qui était professeur d'anglais,
puisqu'il fallait un enseignement de cette langue. Nous avons monté
le premier département d'IUT de communication. C'est en m'appuyant
sur ce département que j'ai pu avoir l'institution. C'était
cela l'important. Bien entendu, deux ans plus tard, nous avons créé
l'UPTEC, ce qui est l'équivalent pour le second cycle. Je n'ai jamais
pu faire travailler ensemble l'IUT et l'UPTEC. Malheureusement (ou heureusement
!), on ne manie pas des personnalités, surtout universitaires, comme
des pions, c'est ainsi, les hommes sont ce qu'ils sont : corporatistes, féodaux.
Il y avait le LASIC, instance de recherche, lui-même très divisé,
la formation universitaire classique, l'UPTEC, devenu par la suite l'ISIC,
et l'IUT, la formation professionnelle. Je servais de verrou d'assemblage,
mais c'était plus une autorité personnelle qu'institutionnelle.
Chacune des composantes avait son domaine. Je crois qu'il s'est passé
des choses semblables à Grenoble. Finalement, nous avons réussi
à faire le second puis le troisième cycle et ça a fini
par marcher. Mais c'est parti, institutionnellement, de cette possibilité
que m'a donnée Christian Fouchet de créer l'IUT.
J. D. : Ne voyez-vous pas là une revanche du spécialiste de
l'humour que vous êtes ?
R. E. : Bien sûr ! Je dois dire que le Littératron est un livre
d'humour.
J. D. : La création de l'IUT a aussi un indice d'humour élevé...
R. E. : J'ai toujours pensé que l'on créait beaucoup de choses
grâce à l'humour.
J. D. : En vingt ans les SIC se sont très largement développées,
elles se sont diversifiées, elles se sont enrichies. Comment évaluez-vous
le chemin parcouru du point de vue de l'enseignement ?
R. E. : Du point de vue de l'enseignement, je pense que le développement
est excellent : mission accomplie. Je suis de ces gens qui peuvent dire qu'ils
sont heureux d'avoir réussi dans leur entreprise. Je ne sais pas ce
qu'en pensent les autres, mais je crois avoir réussi. Cela dit, le
développement a entraîné une diversification, et une diversification
quelquefois désastreuse en ce sens qu'il y a eu des dérives,
par exemple la confusion entre la communication et la publicité ou
les relations dans l'entreprise. Evidemment la communication est partout ;
comme disait le juge : « il y a de l'arsenic partout ». C'est
vrai, on peut tout faire à partir du point de vue de la communication.
On la met à toutes les sauces, mais disons qu'il faut le supporter,
cela fait partie des maux qu'il faut accepter pour une réussite.
J. D. : Mais dans le même temps, la recherche en SIC a connu d'importantes
mutations, elle atteint un niveau d'activité et de production significatif.
Comment appréciez-vous l'évolution de la recherche française
depuis vingt ans en SIC, là où vous avez été précisément
fondateur ?
R. E. : Là j'ai une critique fondamentale à faire, et elle est
sévère : c'est l'absence visible de recherche théorique.
Quand les Américains ont commencé à faire de la communicologie,
ils ont fait de la théorie, de la théorie de la communication.
J'en ai fait moi-même. Effectivement comme je l'ai écrit dans
mon livre Théorie générale de l'information et de la
communication paru en 1976, c'est la dernière occasion qu'un seul homme
puisse appréhender le champ de la science de la communication. Maintenant
c'est fini, c'est devenu trop vaste et trop diversifié. C'était,
je crois, la dernière tentative de construire une approche générale
et je l'ai faite. C'est un fait qu'on ne peut plus bâtir de théorie
globale et générale mais il reste tout de même pas mal
de théories à faire, et dans des domaines aussi variés
que la linguistique, la sociologie, la psychologie, et j'irai même plus
loin, comme la neurologie. Je vous surprendrai peut-être, mais ma théorie
de l'information est citée dans les congrès de neurologie, parce
qu'il y a dedans des indications qui sont conformes aux observations faites
par les neurologues sur le fonctionnement du cerveau, sur le fonctionnement
de l'intelligence. Encore tout récemment je discutais avec un spécialiste,
et je lui disais : « que pensez-vous de ma théorie selon laquelle
dans un système de communication, la productivité du système
ne dépend pas tellement du nombre de composants, mais des interconnexions
de ces composants, et de la variété des interconnexions ».
Il m'a répondu : « C'est tout à fait la direction dans
laquelle nous allons actuellement sur le cerveau et son fonctionnement. »
Donc, vous voyez qu'il y a des champs extraordinaires à explorer, on
ne les explore pas assez. On fait trop de recherche pratique, trop de recherche
appliquée, c'est la critique que je ferais aux SIC actuelles.
J. D. : Et du point de vue positif ?
R. E. : Du point de vue positif, on en sait beaucoup plus long qu'avant. Ce
matin, j'ai feuilleté encore un livre, j'ai oublié le nom de
l'auteur, ça s'appelle Critique des systèmes de communication
ou des méthodes en communication, et c'est remarquable. Maintenant,
il y a des tas de bêtises qu'on ne dit plus. Si vous prenez des applications
comme le minitel, il y a un monde de travaux en cours, et cela est dû
aux recherches en communication. C'est un fait, il y a une mutation, notre
société peut être définie comme une société
de la communication, c'est certes un bateau qu'on répète, mais
c'est un bateau utile, il y en a. Je crois que nous voyons beaucoup plus clair
maintenant, et je m'incline devant la qualité des recherches qui sont
faites. Mais je le répète, il n'y a pas assez de théorie.
Les sciences de l'information et de la communication sont n'importe où,
elles sont partout. D'abord sont-elles des sciences ? Pas toujours. J'en discutais
une fois avec Marcel Bleustein-Blanchet, et il était de mon avis. Il
a inventé la publicité en France un peu de la même façon
et me disait: « Maintenant, ça va dans tous les sens, ça
échappe. On ne peut plus tenir tout ça en main d'une seule façon.
Il y a tellement de données, tellement de façons de cerner les
problèmes, que ce n'est plus maîtrisable. » Au fond,
j'ai envie d'en dire autant de l'avenir des SIC.
J. D. : Et le rôle de la SFSIC ?
R. E. : La SFSIC a encore un rôle a jouer, et les SIC ont encore un
rôle a jouer, parce qu'il y a encore des méfiances. C'est très
curieux, il y a des gens en super avance qui emploient le mot communication
n'importe comment, « j'ai dit communication donc je suis moderne, donc
c'est formidable. » Et puis il y a ceux qui font la grimace : «
communication ? Ne me parlez pas de communication. » Je pense qu'il
y a des milieux à conquérir, les milieux de l'édition
par exemple. Il y aurait beaucoup à dire sur la crise de l'édition
en France, pourquoi l'écrit est-il en perte de vitesse en ce moment
? Il y a des réponses que nous pouvons apporter, j'ai travaillé
assez longtemps sur l'écrit pour pouvoir le dire. Il y a aussi le domaine
politique. Une fois, le Parti communiste a envoyé quelqu'un pour me
consulter sur l'emploi des techniques de communication. J'ai donné
mon avis. Méfiance immédiate de mes interlocuteurs : «
Ah oui, mais le centralisme c'est quand même pas mal. » Il y a
une éducation à faire, nous avons ce rôle-là à
remplir. Faire prendre conscience du fait que la communication c'est au moins
deux personnes, que c'est au moins un groupe, que c'est toujours une question
et une réponse, que celui qui reçoit est aussi important que
celui qui émet, etc. Tous ces problèmes sont à envisager.
Il faut comprendre le fonctionnement et cela touche à la sociologie,
sans oublier que la micro et la macro sociologie sont à distinguer,
du point de vue de la communication tout au moins. Je n'ose pas en parler
en tant que sociologue, mais en tant que communicologue je crois que nous
avons ce rôle à jouer.
J. D. : Vous venez de nous donner votre avis sur l'état des SIC en
France, pensez-vous qu'il en soit de même dans le monde, à l'extérieur
de notre pays ?
R. E. : Il y a des pays qui ont très bien assimilé le concept
de communication, mais qui ont été victimes de phénomènes
analogues au nôtre. Par exemple, la communicologie américaine
a baissé, a chuté de manière terrible, justement par
ce qu'elle n'a pas su déboucher sur une société vivante,
sur une société réelle. J'ai été abonné
pendant des années au Journal of Communication, j'étais membre
de l'Association internationale et j'ai vu la qualité se dégrader.
Ils tournaient en rond, ils répétaient toujours les mêmes
choses, toujours les mêmes expériences. En Allemagne, les recherches
ont bien marché. Chez eux, peut-être y a-t-il quelque espoir,
encore que je ne voie pas de gens de la qualité de Silberman émerger
en ce moment en Allemagne. Il y a quelques bons spécialistes, mais
il n'y a pas le bonhomme qui a l'idée nouvelle. On ne le voit pas surgir.
Alors, je pense que dans le monde, paradoxalement les endroits où la
communication a le plus de chance, ce sont les pays du Tiers-Monde. Par exemple
au Mexique il y a pas mal de gens qui s'occupent de communication. Ce n'est
pas génial, mais ce n'est pas mal du tout. Ils réfléchissent,
ils essaient, ils tentent, dans des contextes qui sont différents des
nôtres. La communication est en train de gagner du terrain dans le monde,
les études de communication aussi, mais cela dépend beaucoup
des sociétés scientifiques... et du contexte général.
J. D. : En 1972, lorsque vous fondiez avec vos partenaires, le Comité
français pour les sciences de l'information et de la communication,
est-ce que vous pensiez que ces sciences que vous aviez pris soin de définir
au pluriel, en seraient là où nous en sommes aujourd'hui, en
1992, très honnêtement, sans vouloir jouer les prophètes
?
R. E. : Absolument pas. Je ne le pensais pas. Je pensais qu'un certain nombre
de techniques allaient se développer. Je continue à penser qu'il
y a des techniques nouvelles auxquelles on ne fait pas assez attention qui
doivent se développer dans un avenir proche, et dominer le siècle
qui vient. Je pense, par exemple en audiovisuel, à l'hologramme. L'hologramme
a un avenir. Je sais que je vais peut-être passer pour un mauvais prophète
mais en général, je ne me trompe pas trop dans ces intuitions
là, comme par exemple, avec ce qui est devenu le minitel. Mais je ne
pensais absolument pas que la communication connaîtrait cette flambée
de popularité, qu'on s'emparerait du mot, surtout du mot d'ailleurs
plutôt que de la chose.
J. D. : Mais finalement, rétrospectivement, de ces vingt ans, considérant
ce centre d'intérêt qui pour vous fut important, est-ce que vous
êtes satisfait ou déçu ? Est-ce que vous pensez que ça
marche bien comme vous l'auriez souhaité, ou que ça ne marche
pas assez ou mal ?
R. E. : Cela je n'ai pas à le dire, c'est ma philosophie du travail.
J'ai pensé qu'à un moment il y avait une chose à faire,
j'ai fourni tous mes efforts, j'y ai consacré toute mon énergie
sachant très bien que ce n'était que pour un temps limité,
que les choses humaines ne sont jamais éternelles, qu'un jour ou l'autre
ça vieillirait, que ça pouvait rater et que de toutes façons,
ça serait déformé. Vous savez, toute ma morale, mon éthique
plus exactement, est contenue dans le poème de Kipling : « Si
tu peux supporter d'entendre la parole que tu as prononcée, transformée
en un piège pour les sots par des brigands ». Je le sais, je
l'accepte, c'est une des choses que Kipling m'a enseignée. Mais je
ne suis pas déçu. Je dis que je ne regrette pas, j'ai fait quelque
chose, nous avons fait quelque chose. J'ai eu tort d'employer la première
personne du singulier, c'est la première personne du pluriel qui convenait,
nous étions un certain nombre à avoir la même intuition,
la même idée, la même intention. Je pense que nous n'avons
pas perdu notre temps, que nous avons fait quelque chose d'utile, mais maintenant
il faut que d'autres prennent le relais.
J. D. : Aurait-on pu mieux faire ?
R. E. : Non, je pense qu'il ne faut jamais se poser ces questions là.
On aurait peut-être pu mieux faire, on peut après tout faire
une troisième mi-temps et faire la critique du match. On a commis des
erreurs, on s'est trompé, on a « merdoyé », bon
d'accord ! Mais ce n'est pas ce qui compte.
J. D. : Puisque vous venez de nous dire que vous n'êtes pas si mauvais
prophète, est-ce que vous pouvez nous dire ce qu'il en sera dans vingt
ans, c'est-à-dire en 2012, de la communication et des études
en communication ?
R. E. : Je pense que cela continuera, mais ou bien ce sera devenu une science
de type sclérosé à la manière universitaire ancienne,
on continuera à enseigner toujours du Lazarsfeld ou les cinq questions
de Laswell ; ou bien, ce sera éclaté, multiplié, ça
aura envahi un certain nombre d'autres domaines et il y aura peut-être
autre chose à la place.
A.-M. L : Je voudrais, Monsieur, vous poser deux questions qui se recoupent.
Lorsque, tout à l'heure, vous avez évoqué l'IUT que vous
avez fondé, intitulé « Carrières de l'information
», vous avez employé le terme de communication, pourquoi ce glissement
sémantique ? Ma seconde question concerne la guerre du Golfe : n'avons
nous pas fait, les uns et les autres, beaucoup de progrès en communication,
en séduction, peut-être en manipulation, en présentation
ou en représentation, ou en mise en scène ? N'avons nous pas
négligé les uns et les autres la dimension éthique, la
dimension vérité, la dimension de l'information vraie et exacte
?
R. E. : Là je vous répondrai que nous avons changé de
génération. Moi je ne suis pas d'une génération
morale, je veux dire que je ne me pose pas la question de savoir si c'est
bien, si c'est mal. Je sais ce que c'est que le bien et le mal, je sais les
distinguer, mais je ne peux pas dire quand...
A.-M. L. : Mais la différence entre information et communication, est-ce
que vous la faites?
R. E. : Non justement, c'est pourquoi j'ai toujours dit information et communication.
Pour moi, l'information est le contenu de la communication, et la communication,
le véhicule de l'information. L'information est une entité mesurable
et il n'y a pas de problème. Maintenant, que l'information que je donne
soit conforme à la vérité, je ne dis pas que je m'en
fiche en tant qu'individu, au contraire, c'est une de mes préoccupations
énormes, mais ce n'est pas une préoccupation scientifique. Une
information, c'est donner un apport qui perturbe l'ordre établi, l'ordre
établi par le prévisible ; une information c'est ça,
c'est quelque chose qui n'est pas prévisible. L'information, c'est
quelque chose qui perturbe cette prévisibilité et par conséquent,
qu'elle soit fausse ou qu'elle soit vraie, ce n'est pas tellement mon problème
scientifique. A l'heure actuelle, on fait trop de morale, je veux dire que,
lorsqu'on m'annonce la mort du Pape au bout d'un mois, c'est une information
parce que c'est tout à fait imprévisible. La mort du Pape, que
ce soit le Pape ou n'importe qui, ce n'est pas ce qui me concerne scientifiquement.
Alors une éthique de l'information, d'accord, mais une morale de l'information,
non.
A.-M. L. : Mais si nous revenons tout à fait au début de cet
entretien où vous avez évoqué la linguistique, l'histoire,
les langues, la sociologie, le droit. On dirait qu'en ce moment, il y a une
OPA sur les sciences de la communication et vous le savez certainement, au
CNU, beaucoup de gens venant d'autres disciplines demandent à devenir
membre de la 71e section. Tout à l'heure, nous évoquions la
bâtardise et le métissage ; dans ce contexte, les SIC ne risquent-elle
pas de perdre un peu leur âme, leur identité? Y a-t-il encore
un noyau dur ?
R. E. : Mais justement, il faut reconstituer ce noyau dur ! Quand je parlais
de théorie tout à l'heure, quand je disais qu'il fallait davantage
de théorie, c'est cela que je voulais dire.
Il y a des modes et actuellement, la mode est à la communication. Alors
on suit la mode et on fait de la communication. Mais il faut que ce soit très
défini ; qu'est-ce que c'est que faire de la communication ? Quand
moi j'en ai fait, du moins après un ou deux ans, il m'a fallu quand
même tâtonner avant de savoir exactement ce que je faisais, mais
enfin, je savais ce que c'était que la communication. Il y avait des
théoriciens, il y avait des gens tout à fait fiables, qui avaient
étudié la communication, et qui étaient capables de me
dire voilà, c'est ça la communication. A l'heure actuelle ce
n'est plus vrai. Donc, c'est là que je demande qu'il y ait un retour
vers la théorie. Mais cette théorie ne doit pas être forcément
la théorie que nous avons défendue, qui était un tout
petit peu primitive, il faut bien dire la vérité.
Quand Elie Roubine écrit : « lorsque le facteur apporte un télégramme,
l'information que contient le télégramme ne concerne pas le
facteur », je dis que ce n'est pas vrai, l'information concerne aussi
le facteur. Il faut donc réviser un certain nombre de choses dans ce
sens-là ; ce qui peut amener effectivement à des positions qui
seront assez différentes des nôtres, selon les champs auxquels
s'appliquera la préoccupation communicationnelle, ce qui veut dire
qu'il faut donc des études théoriques les plus diversifiées.
Et je ne verrais aucun inconvénient à ce que par exemple, les
juristes s'occupent de communication à leur manière, qu'ils
fassent de la théorie de la communication.
J. D. : Monsieur Escarpit, si je comprends bien, votre point de vue est celui
d'un homme optimiste. Vingt ans d'expérience avec la Société,
trente ans d'expérience avec la communication ne vous découragent
pas de la voir évoluer dans un sens positif, et je sens dans votre
propos un enthousiasme jamais démenti.
R. E. : Absolument, je dois dire que pour moi, cela a été une
expérience fabuleuse. Je peux me vanter d'être un universitaire
heureux, parce que j'ai fait ce que je voulais faire. Je ne dis pas que c'était
bon, je ne dis pas que c'était bien, je me suis souvent beaucoup amusé,
je ne me suis jamais ennuyé. Et finalement ? quand je regarde ce qui
a été fait, je me dis mon Dieu, je n'ai pas perdu mon temps
!
J. D. : Merci Robert Escarpit et rendez-vous en 2012, pour les quarante ans
de la SFSIC.
R. E. : D'accord ! Oh, je n'aurai jamais que 96 ans !
Le film de la dernière intervention de Robert Escarpit en 1998 à Bordeaux est en ligne.
J'ai réalisé une plaquette de cet entretien que la SFSIC a diffusée en son temps, mais comme celle ci est difficile à trouver, je mets à la disposition des lecteurs ce texte très important.
Merci d'en mentionner sa provenance en cas de citation.
A l'occasion de ses 80 ans, l'université de Bordeaux 3 a organisé un hommage à Robert Escarpit le 23 octobre 1998. Une journée de débats autour des trois vies du fondateur des SIC en France : la recherche et son évolution, le roman pour enfants, le journalisme.
A la fin de la journée, la parole fut enfin donnée à Robert Escarpit pour reprendre les termes de Hugues Hotier. Pendant une vingtaine de minutes les participants constatèrent que l'esprit et l'humour du billettiste du Monde étaient toujours bien présents.
C'est au cours de cette intervention que Robert Escarpit est revenu sur les liens indissolubles entre l'information et la communication : "l'information, c'est ce que vous savez déjà, mais sur lequel vous avez des doutes ou des incertitudes "
La revue Communication et Organisation de l'ISIC (Université Bordeaux 3) a publié un numéro Hors série sur cette journée.
Le site d'un collègue allemand, le Dr. Reinhold Wolff en offre une copie.
En préalable au congrès de Compiègne de la SFSIC, j'ai mis en ligne le film de la dernière intervention publique de Robert Escarpit en 1998 à Bordeaux.