Habilitation à diriger des recherches, Université PARIS 7, 12/12/1992
Mémoire de travaux de recherche : pensée graphique, survision, sysèmes experts et sciences humaines ou sociales, réseaux télématiques et socialisation, identité et image d'une organisation, annexes, index, 65 figures, 274 pages.
Prérapporteurs: M. Jean Devèze (directeur), M. Pierre Fougeyrollas, M. Pierre Moeglin, professeurs. Jury : MM. Jean Devèze, Robert Estivals, Pierre Fougeyrollas, Michael Palmer, Jean-FranŤois Tétu, professeurs en SIC.
Pour " diriger des recherches ", il faut au moins réunir deux qualités fondamentales : en premier lieu, être soit même un " bon chercheur ", ou plutôt un bon " découvreur " - ce qui amène à considérer que le Ministère de l'Education nationale eut été mieux inspiré de parler d'" habilitation à susciter des découvertes ", activité intellectuelle la plus noble de toutes et dont notre pays a paraît-il le plus grand besoin. En second lieu, il faut aussi savoir " diriger ", c'est-à-dire organiser, proposer, choisir, décider et aider. D'un côté la démarche individuelle et le plaisir parfois un peu narcissique " du chercheur qui trouve enfin un jour quelque chose ", de l'autre, le souci des autres, des cadets, le désir de les faire éclore, d'accoucher leurs idées, leurs trouvailles et de les compter au plus vite parmi ses pairs. Rares sont les êtres humains qui réunissent en égale proportion ces deux constituants fondamentaux des " chercheurs-enseignants ", d'où l'extrême difficulté de l'entreprise.
Etre " habilité à diriger des recherches ", puisque c'est bien de cela dont il s'agit ici, ne consiste pas, selon moi, à présenter une preuve quantitative des mémoires, rapports ou thèses supervisés, mais plutôt à tenter de montrer des qualités de curiosité, d'étonnement, voire d'émerveillement, mais aussi d'écoute, de patience, de modestie, de sagesse, ou encore de rayonnement vis-à-vis des étudiants que la fonction universitaire amène à encadrer dans leurs recherches et leurs découvertes.
Le présent mémoire se propose donc de tenter d'apporter des éclairages de cette double activité du chercheur et de l'enseignant en fournissant le prétexte à son auteur de se pencher sur son passé , sur ses démarches, sur ses recherches et publications afin d'examiner si le fil directeur si présent dans son esprit, si manifeste dans ses déclarations et ses écrits est aussi solide et aussi fécond qu'il paraît l'être depuis si longtemps. Il ne s'agit pas, on s'en doutera, d'une " remise à plat " complète d'un concept, d'une analyse, voire d'une " théorie ", mais bien plutôt d'un effort de réflexion supplémentaire, inscrit dans des préoccupations opératoires (la recherche doit produire des connaissances, si possible opérationnelles) et un souci d'efficacité, de nouvelle ou d'ultime (?) survérification.
Ainsi que la simple lecture de mon CV scientifique le montre, mon objet de recherche essentiel, autour duquel tout gravite et s'organise est le concept de distanciation que j'ai " découvert " -ou qui s'est révélé à moi - il y a une dizaine d'années et à propos duquel j'ai eu la chance de publier très tôt quelques articles, essentiellement dans des revues pédagogiques. Ce concept, je l'ai longtemps mûri, confronté au réel, soumis à la question ordinaire et extraordinaire, sans que jamais, jusqu'à ce jour, je ne trouvasse de terrain d'observation, de réflexion ou d'expérimentation où il ne s'appliquait pas, où il n'apportait rien de neuf. C'est aussi une raison pour laquelle je l'inscrit au cur du présent mémoire, non pas pour recommencer un travail déjà écrit, jugé et publié, mais, en bonne démarche autoréférente , pour mesurer, au travers du chemin parcouru depuis 1988, sa constante fécondité, son étonnante aptitude à rendre compte de nombreux phénomènes de communication. Ainsi qu'on va le lire, j'ai tenté, depuis la soutenance de ma thèse, de l'appliquer à de nombreux terrains pour lesquels il n'était pas a priori prévu, comme par exemple la communication d'entreprise, avec l'examen des notions d'identité et d'image, mais aussi sur des domaines plus fins comme celui de la "pensée graphique" ou de la "survision".
A chaque fois, de manière presque récurrente, la distanciation, ou plutôt ce que j'ai cru bon d'appeler, sans doute de manière un peu trop ambitieuse, la " théorie distanciatrice " a montré sa fascinante portabilité, son étonnante capacité à faire mieux comprendre les phénomènes que j'étudiais alors. La théorie distanciatrice ne prétend nullement devenir un paradigme général des sciences médiatiques, elle se contente d'illustrer, de rendre compte, grâce à une modélisation fonctionnelle, pratique et efficace comment se déroulent la plupart des communications humaines. Elle ne peut que fournir un cadre interprétatif, une grille de décodage et d'analyse sans prétendre expliquer au fond, au stade neuropsychiatrique ce qui se déroule entre nos neurones Ni, non plus, le fonctionnement de notre conscience intime. La distanciation adopte un point de vue partiellement cognitiviste : elle étudie des effets, les mesure, observe des tendances et propose un cadre d'interprétation formel. Mais elle va aussi plus loin, grâce aux explications qu'elle fournit de certains phénomènes sociaux, comme le " zapping " dont elle donne une interprétation originale et opératoire. Elle permet aussi de construire des théories locales du social, notamment avec son complément pédagogique qu'est l'éducation médiatique, justement basée sur l'entraînement raisonné et méthodique de la distanciation. Dans ma thèse, j'ai longuement étudié les associations ou les petits groupes volontaires en tant que " distanciateurs sociétaux " en leur appliquant une analyse rigoureusement identique à celle qui est destinée aux médias. J'ai ainsi pu montrer que les associations peuvent faire passer le citoyen de l'état de distanciation critique à celui de distanciation dialectique et médiatique, plus authentiquement libérateur et intégrateur .
Depuis 1988, tous mes travaux de recherche planifiée et organisée ont été plus ou moins reliés à la distanciation ; à chaque fois, il s'agissait d'aller plus loin, d'approfondir des terrains laissés de côté au cours de mes recherches précédentes et de la thèse. Mais, grâce aux vertus de l'enseignement et en particulier de la direction de mémoires de maîtrise, j'ai eu la chance de l'appliquer à des champs inconnus ou méconnus de moi, en tout cas à des zones de connaissance qui étaient a priori fort éloignées de mes préoccupations passées, comme par exemple le marketing, le management, la sociologie des organisations et des entreprises, la publicité et les " stratégies du désir ", etc.
J'ajoute une autre raison, technique et conjoncturelle celle la, selon laquelle le fait d'avoir créé une première filière de communication d'entreprise à Angers puis une autre - non encore achevée en 1992 - à Saint-Etienne, m'a littéralement conduit à acquérir quelques compétences dans des domaines qui n'étaient pas les miens. Face à cette ardente obligation, je me trouvai placé devant une alternative simple et classique : apprendre en les ingurgitant les connaissances en question pour faire illusion un certain temps, ou tenter de les reconstruire lentement moi-même, à l'aune de mes propres méthodes et des concepts que je connaissais bien. J'ai évidemment emprunté, sans la choisir vraiment, la seconde solution, d'où le temps que j'ai mis (presque quatre ans) pour commencer à connaître un peu ce domaine, sans pour autant abandonner mon terrain traditionnel des sciences de l'information et de la communication.
En somme, c'est en grande partie par la vertu de la direction de mémoires que j'ai eu le sentiment de progresser dans mes réflexions en faisant porter mon investigation sur des Terræ incognitæ. De fait, certaines soutenances bien organisées permettent de " réfléchir ensemble" selon l'excellente formule de Geneviève Jacquinot qu'elle m'a confiée pendant des jurys à Angers. Et de cette réflexion sont nées beaucoup d'idées nouvelles dont le présent mémoire ne pourra évoquer que les plus marquantes, les plus fonctionnelles.
J'ai choisi un plan en trois parties bien délimitées traçant avec suffisamment de force ce qui fut mon itinéraire intellectuel.
Dans la première partie, je présente les fondements de la théorie distanciatrice dans l'état de 1988. Que le lecteur qui a déjà eu l'opportunité (!) de lire soit mon dernier ouvrage, soit la thèse, soit une partie des articles figurant dans mon dossier scientifique se rassure. Je n'ai pas abusé du copier - coller et des facilités propres aux logiciels de traitements de texte , mais pour asseoir l'argumentation qui va suivre, j'ai extrait les points les plus indispensables, les " incontournables " en matière de problématiques et de méthodologies. Dans cette partie, j'insiste tout particulièrement sur les techniques de modélisation et montre comment elles peuvent décrire un phénomène et permettre de mieux le comprendre. De même, il est nécessaire de reconstruire, même brièvement, les importantes notions de profils et de potentiels médiatiques qui sont à la base de l'appareil d'analyse de la théorie.
La deuxième partie traite de la théorie distanciatrice en 1992 et décrit les avancées conceptuelles effectuées depuis la soutenance de ma thèse. Elle fait surtout référence au travail de réélaboration et de réexamen que suscita la publication de mon dernier ouvrage, notamment avec un retour - réflexif ! - sur l'importance de l'évolution dynamique des profils et de la liaison entre les dipôle création/communication et distanciation/identification.
La troisième partie traite des autres travaux de recherche liés à la distanciation, telle que la pensée graphique, la survision, les profils de schématisation ou des thèmes plus éloignés mais néanmoins connexes comme l'identité et l'image d'une organisation ou d'une entreprise ou la question de la sociabilité et du pouvoir dans les réseaux télématiques ou encore les générateurs de systèmes experts appliqués aux sciences humaines. Naturellement tous ces travaux nouveaux seront les plus longuement présentés, je précise d'ailleurs que certains d'entre eux sont inédits et ont été rédigés tout spécialement pour ce mémoire et donneront, je l'espère, matière à de nouveaux articles et ouvrages.
La conclusion essaie d'opérer une nouvelle distillation de toutes ces études en en illustrant l'absolue convergence autour du concept pivot que constitue la théorie distanciatrice. Comme toute conclusion, elle débouche sur de nouveaux horizons de recherche, tant théoriques qu'appliqués en appelant le lecteur à y participer.
A ce jour, il n'existe pas encore beaucoup d'exemples de mémoires destinés à l'habilitation à diriger des recherches, la tradition se construit au jour le jour ; aussi, en l'absence de fortes références structurant ce genre de travail, je me suis permis de réunir des annexes relativement détaillées permettant au jury de se faire une idée plus précise des travaux que j'ai pu réaliser depuis 1988, aussi bien au point de vue de la recherche fondamentale ou appliquée que de celui de l'enseignement que j'ai essayé de nourrir de mes recherches. A cet effet, j'ai indiqué les principaux mémoires de maîtrise que j'ai encadrés depuis 1988, susceptibles d'éclairer mes méthodes de " direction de recherche ". De même, sachant que j'ai rédigé beaucoup de polycopiés destinés aux étudiants de maîtrise pour des cours de " théories de la communication " ou de " méthodologie de la recherche en communication ", je me suis cru autorisé à en donner les sommaires.
Enfin, parce que la direction de recherche passe aussi par des cours structurés et des bibliographies suffisamment étendues, j'ai donné quelques exemples de descriptifs de contenus ainsi que des transparents (parmi environ 450) conçus pour les cours de sciences de l'information et de la communication.
JLM - 12-1992
Dans cette introduction, je m'amusai à donner mon interprétation du texte de 1984 sur les habilitations.
A l'époque, rien n'était bien précisé. Synthèse de travaux anciens ou travaux réellement originaux ?
Je décidai de faire les deux en montrant la force de l'ancrage et sa fécondité grâce à laquelle de nombreux articles sur beaucoup de sujets différents virent le jour en quatre ans. Comme indiqué dans un autre commentaire, ma thèse Les médias et la vie sociale, soutenue en 1988 faisait un peu plus de 2600 pages et était "calibrée" comme une ancienne thèse d'État. C'est pendant la soutenance que je compris que l'habilitation était surtout une occasion de démolir des travaux selon un jeu ritualisé et gratuit. Comme j'avais choisi d'affirmer ma "théorie" sans en renier une ligne, rien d'étonnant à ce que ne pusse créer ensuite le moindre centre de recherche sur la distanciation, une bonne partie de la "communauté scientifique" refusant mon approche, sûrement jugée trop "libérale", au sens ou la théorie distanciatrice laisse toute sa liberté à l'acteur !
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