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Jean-Luc Michel

Les médias et la vie sociale

Pour une "socialisation" des moyens de communication électronique.

Le rôle des petits groupes volontaires et des associations dans la distanciation critique, dialectique et médiatique. Bilan d'une recherche-action.

Thèse (régime 1984) de Jean-Luc MICHEL, Université Paris 7, 17 avril 1988

Extrait du chapitre sur l'Education médiatique

La recherche théorique exposée au fil de ces pages a souvent été accompagnée d'applications pratiques menées à divers niveaux tant il est vrai que la recherche en sciences sociales doit déboucher tôt ou tard sur des résultats pratiques. Ce sera le cas avec la définition de l'" éducation médiatique " à la fin de ce chapitre.

Le thème du produit ou du service nouveau est récurrent à toutes les observations et les analyses sur les médias, mais de quelle innovation s'agit-il ? De l'innovation technique ou de l'innovation sociale ? Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? A condition de ne pas se perdre dans ce dilemme classique, cette interrogation constitue un bon point d'entrée, elle obligera à réinterroger encore une fois le thème de l'appropriation. L'efficacité et la transférabilité de la théorie distanciatrice justifient la double tentative de transposer dans le champ social une partie des concepts qui ont été dégagés à propos des médias et de faire émerger la notion de distanciateurs et d'intégrateurs sociaux.

Innovations technique, technologique et sociale

La distinction entre l'innovation technique et l'innovation sociale a été esquissée au chapitre 3 en montrant le caractère central de l'appropriation et de la socialisation. Selon les cas, le processus pouvait déboucher aussi bien sur l'aliénation que sur la libération. Au chapitre 6, cette problématique a été revue en fonction des modélisations dipolaires. C'est ainsi que le couple appropriation/intégration a été complété par un couple équivalent soumission/refus. De la combinaison des positions des deux dipôles ont été déduites les quatre tendances fondamentales : la soumission médiatique, l'intégration, le refus et l'appropriation libératrice. Ce regroupement quaternaire permet aussi de justifier la différence de nature entre la distanciation critique et la distanciation dialectique. Seule cette dernière apparaît capable de synthétiser ces tendances et de mettre en œuvre les processus nécessaires à l'épanouissement de l'intégration médiatique, conçue non comme une sujétion à l'univers de la consommation dominante mais comme une propédeutique de l'usage raisonné et maîtrisé des médias.

Ces points ayant été acquis, il reste à affiner le passage entre l'appropriation technique, réductrice et endogène, et l'appropriation technologique ou formelle, intégratrice, libératrice et exogène. Comme cela a été vu au chapitre 3, s'approprier techniquement une machine à écrire n'est pas très libérateur - dans certains cas ce sera même une aliénation supplémentaire - tandis que s'approprier technologiquement une machine de traitement de texte peut contenir des germes de libération - au moins dans la remise en cause de l'organisation de son travail et des relations avec sa hiérarchie. Certes, ces germes seront rarement viables, leur éclosion dépendra autant de l'environnement que des profils des utilisateurs et des potentiels des outils. Dans le cas de conjonctions favorables, évidemment rares, on pourra assister à des phénomènes de refonte plus ou moins complète de l'organisation hiérarchique et de redistribution partielle des tâches. Enfin, l'appropriation formelle de processus de pensée, de structures cognitives algorithmiques ou heuristiques constitue un pas de plus dans la spirale distanciatrice et libératrice.

L'appropriation se trouve au carrefour des innovations techniques et sociales. La tendance lourde des premières semble bien être la voie des changements subis (cf. la figure 9.1), même si ceux-ci passent par une quelconque politique contractuelle et font l'objet de négociations et de compromis plus ou moins étendus. Inversement, la tendance lourde des secondes semble plutôt se situer du côté des changements volontaires et négociés, en ce sens que l'innovation sociale - à ne pas confondre avec le " Changer la vie " d'André Breton  - peut déboucher sur des remises en cause importantes de l'organisation de la société, ou plutôt de ses plus intimes constituants. Il ne s'agit pas, au moins au début, de grands mouvements d'opinion ou de foule, mais au contraire, le plus souvent et de plus en plus fréquemment, de déplacements modestes au départ comme à l'arrivée - on peut évidemment penser aux " coordinations " passant par dessus les états-majors syndicaux traditionnels. L'observation de ces phénomènes est d'autant plus difficile que l'on ne dispose d'aucun indicateur précis de l'innovation sociale. On se trouve en face d'éléments disjoints, possédant chacun un fort caractère de spécificité.

Face aux innovations techniques et technologiques et aux changements que celles-ci ont tendance à faire subir aux individus qui y sont exposés, deux grandes stratégies cohabitent : l'appropriation technique et l'appropriation technologique et formelle (cf. schéma page suivante).

L'appropriation technique favorise les mécanismes d'intériorisation des codes techniques dominants, conformément à la théorie distanciatrice. Dans ce type d'intériorisation, ce seront plutôt, en termes de tendances, les pôles communicatoire et IPT qui se trouveront favorisés. La primeur du pôle communicatoire correspond assez bien aux conceptions traditionnelles de la formation technique et professionnelle : apprendre à se servir vite et à peu près bien d'une machine à laquelle on est attaché ou aliéné. Dans ces processus, on tient peu compte des caractéristiques spécifiques ou personnelles des agents techniques, pas plus que de leurs éventuels dons ou talents. L'intériorisation est im-médiate, non médiée, c'est-à-dire non distanciée. On retrouve, en fin de circuit, les phénomènes classiques d'aliénation dure, au sens de l'industrialisation du siècle dernier et de quasi-esclavage des premières populations de la société industrielle naissante.

 

Figure 9.1. Appropriations technique, technologique et formelle :

 

 

De nos jours, ce processus s'est considérablement complexifié. L'intériorisation purement technique est en voie d'extinction sauf dans certains secteurs artisanaux archétypaux dont la crispation sur les traditions annonce la disparition. La dimension technologique doit être prise en compte en prélude à une intériorisation formelle, au sens de la commande et du contrôle de systèmes de plus en plus complexes. La transférabilité des hypothèses distanciatrices est telle que le passage de l'intériorisation technique à l'intériorisation technologique peut être réinterprété comme une première médiation, et le passage de cette intériorisation technologique à une intériorisation formelle comme une seconde médiation, elle-même génératrice de la distanciation dont font justement preuve les ingénieurs face aux objets et aux techniques.

En plus des effets de blocage sur le pôle communicatoire, l'intériorisation technologique et formelle engendre un égal blocage ou un ralentissement de la rotation du pôle IPT. Cette orientation privilégiée rend assez bien compte des méthodes didactiques, pédagogiques et cognitives instillées et imposées aux agents techniques (au sens large). On leur demande presque de s'identifier à leur machine comme le Charlot des Temps modernes, et plus près de nous, comme dans certaines campagnes publicitaires dans lesquelles les machines de bureau sont personnifiées ou sublimées et représentent de larges terrains d'identification, de projection ou de transfert pour leurs futurs utilisateurs. Lorsqu'il ne s'agit pas d'une IPT vis-à-vis de l'objet technique lui-même, on observe alors, dans un superbe glissement sémantique, une IPT vers les méthodes de pensée ou le comportement afférent à celui-ci. Ceci est particulièrement frappant dans les spots publicitaires des agences de travail intérimaire. On montre non seulement le travail lui-même, mais on fait sentir toute l'importance de l'environnement psychologique, du " background " des personnes montrées en exemple. Une étude serrée mettrait en évidence l'importance significative de ce que beaucoup d'observateurs ont nommé les " codes dominants de la société marchande ".

Ces ralentissements de rotation sur les pôles communicatoire et identificateur génèrent ensuite des changements involontaires, non totalement négociés et vont dans le sens d'un conformisme professionnel et social. En termes de tendances lourdes, ils sont plutôt sécrétés par les grandes institutions ou organisations, les grandes entreprises et les grandes associations qui ont comme perdu le sens de leur existence. A l'inverse du premier circuit de l'intériorisation purement technique, qui générait une aliénation dure, ce deuxième circuit favorise plutôt une intériorisation douce ou " soft ". Elle correspond assez bien aux descriptions d'Aldous Huxley et de l'Ecole de Francfort.

La seconde tendance est peut-être moins pessimiste, essentiellement grâce à la rotation des dipôles. Au cours des processus d'appropriation technologique et formelle, apparaissent des phénomènes spontanés de création, bien connus de tout pédagogue ou formateur. Selon que le terrain sera favorisant ou non, les pôles IPT et ADI seront plus ou moins fortement activés. Et c'est dans ce dernier cas - statistiquement encore bien rare - que l'on pourra assister à une distanciation des codes dominants, à la fois techniques et professionnels, mais aussi sociaux. C'est naturellement dans cette perspective que s'inscrira l'éducation médiatique. Gilbert Simondon va dans le même sens à propos de l'organisation de la finalité comme dépassement de l'asservissement ou de l'aliénation  :

" L'homme se libère de sa situation d'être asservi par la finalité du tout en apprenant à faire de la finalité, à organiser un tout finalisé, qu'il juge et apprécie, pour n'avoir pas à subir passivement une intégration de fait… L'homme dépasse l'asservissement en organisant consciemment la finalité… " 

Si cette distanciation des codes dominants se réalise vraiment, alors les innovations sociale et technique généreront des changements volontaires démocratiques, des attitudes non-conformistes ou conformistes conscientes, et en fin de compte une libération, au sens de Marcuse.

La dialectique des innovations

On peut être à peu près certain que la logique linéaire ne saura résoudre une question qui s'apparente fort à un trou noir conceptuel, c'est-à-dire à un univers dans lequel on entre, mais dont on ne ressort pas. D'où le recours, dénué d'originalité, à une logique circulaire, dépassant ou transcendant ce vieux débat et donnant l'occasion d'avancer dans la problématique finale. On ne s'étonnera donc pas qu'une fois de plus nous ayons recours aux schémas.

Figure 9.2. La dialectique des innovations :

La série de flèches circulaires symbolise le mouvement alternatif ou rotatif, mais de toutes façons continu  entre les deux univers aux contours indéfinis de l'innovation technique ou technologique et de l'innovation sociale. En procédant ainsi, on s'épargne la question classique du " qui commence ? ". Les deux flèches horizontales symbolisent les flux continus d'une innovation à l'autre. De Leroi-Gourhan à l'école de Francfort ou à celles de Palo Alto et de Chicago, en passant par beaucoup d'écoles philosophiques il est facile de constater la constance du thème du développement différentiel de ces deux catégories d'innovation.

Dans les sociétés pastorales " primitives ", l'innovation technique était peu fréquente à l'échelle des vies humaines et sa diffusion aussi lente que progressive. Il n'y avait pas ou peu de problèmes d'adaptation, d'adaptabilité ou d'appropriation aux changements techniques ; point n'était besoin de définir de coûteuses politiques d'acceptabilité. Les deux innovations connaissaient le même rythme lent sans que pour autant elles soient exactement synchrones. C'est un peu ce qu'a voulu symboliser Stanley Kubrick dans sa célèbre ellipse de 2001, l'Odyssée de l'espace - d'après le roman d'A. C. Clarke - au cours de laquelle un de nos lointains ancêtres préhistoriques découvre la fonction outillière et guerrière d'un os que l'on voit devenir une massue jusqu'à ce que celle-ci se transforme en satellite artificiel quelques dizaines de siècles plus tard.

Dans les sociétés techniciennes telles que Jacques Ellul les a décrites, l'innovation est par définition permanente, de sorte que se crée plus ou moins vite un décalage entre la nouveauté technique et le " conservatisme " social (sans connotation politique). Différents modèles explicatifs ont été proposés, mettant tantôt en œuvre des responsabilités liées à l'individu selon une vision " libérale " ou dépendant au contraire de la société selon une vision " sociale ". D'où aussi les politiques volontaristes d'encouragement au changement social - celle de la Direction des télécommunications en constitue un des meilleurs exemples - ou au contraire des politiques d'accompagnement ou de traitement social de l'innovation, en particulier pour tenter de réparer les " dégâts du progrès ". Selon leur obédience politique, ces théories du changement décrivent la genèse des innovations comme la résultante de l'initiative créatrice personnelle capable de s'exprimer quelles que soient les circonstances, même difficiles, dans lesquelles étaient plongés les individus - le succès du thème du gagneur, à la fin des années quatre-vingt, en constitue un autre exemple - et inversement, elles mettent l'accent sur les rapports de force sociaux en cherchant à montrer qu'ils sont les agents déterminants de l'évolution technique.

Dans une société industrielle ou post-industrielle, la question a perdu le plus gros de son attrait épistémologique car il est devenu pratiquement inutile de s'interroger sur un fait accompli, comme par exemple l'informatisation :

" Il ne nous appartient plus de décider de l'informatisation, mais nous pouvons encore convertir la nécessité technologique en projet culturel. " 

Ainsi se dessine l'idée que l'innovation technique est le déterminant majeur de nos sociétés et qu'elle est inéluctable. Tous les discours sur la modernisation ou le progrès technique sont presque interchangeables quels que soient les horizons politiques dont ils proviennent . En face, si l'on peut dire, des voix s'élèvent contre les autoglorifications du système technicien, Illich ou Ellul dénoncent régulièrement la fascination technique et l'inanité des raisonnements technologiques ou technocratiques, mais les solutions alternatives qu'ils proposent ne rencontrent que des échos d'estime. L'ambivalence irrépressible de la technique, brillamment démontrée par Ellul , permet à celle-ci de tout absorber. De plus, les rares contempteurs du discours dominant se comportent presque tous en anarchistes parfaits : ils se critiquent les uns les autres. Sfez qualifie le style d'Ellul de " ronchon " et de " rétro " . Ellul brocarde Jean-Jacques Servan-Schreiber en qualifiant les thèses de l'auteur du Défi mondial de " dérisoires " , etc.

Il existe aussi un autre discours apparenté au nihilisme dont il est sûrement une résurgence post-moderne : l'innovation technique permanente va entraîner à terme, par choc en retour, la baisse ou l'arrêt de l'innovation sociale. Ce serait une société orwellienne, à la Big Brother, en partie décrite au cinéma dans Alphaville ou Brazil. Cette approche conduit tôt ou tard à l'éclatement de la société en question parce que l'assujettissement standardisé et supposé stable des individus et l'arrêt ou la baisse des innovations sociales, corollaire immédiat d'une telle politique, ne peut coexister longtemps avec la nécessité simultanée de conditionner les citoyens/consommateurs aux nouveautés techniques qu'ils doivent consommer à tout prix pour que l'innovation technique continue de trouver des débouchés.

En conclusion de cette première étape, il apparaît que l'innovation technique sécrète à terme de l'innovation sociale sous peine de s'auto-détruire.

Deux difficultés de taille subsistent alors :

 

1. L'écart temporel entre les deux types d'innovation peut être très important  et générer des dysfonctionnements graves, dont le problème de l'inadaptation de la " main-d'œuvre " aux nouveaux besoins économiques ne constitue qu'un épiphénomène particulièrement dramatique. Il en est de même du développement de ce que certains essayistes ont nommé la sous-culture médiatique en opposition à la super-culture technique des concepteurs des systèmes de transmission .

 

2. La difficulté de mesurer et de comparer les effets sociaux respectifs des innovations technique et sociale. Mesurer l'impact économique d'une nouvelle technique n'est déjà pas chose facile, notamment en raison du nombre et de la diversité des variables qui entrent en jeu, mais la " mesure " des changements des mentalités est encore plus difficile (ou hasardeuse) et nécessite de grandes précautions méthodologiques.

Le primat à l'innovation sociale ?

La vieille méthode du raisonnement par l'absurde peut être appelée à la rescousse. Ainsi, pour démontrer la véracité de l'hypothèse énoncée ci-dessus, on peut commencer par examiner les conséquences logiques de son contraire : l'innovation sociale sécrète à terme de l'innovation technologique sous peine de s'auto-détruire.

Pour que cette hypothèse soit vraie, il faudrait que l'on puisse observer, classer, mesurer l'innovation sociale, ce qui apparaît extrêmement difficile, voire illusoire. Il s'agit de manifestations trop fines, du genre du travail fantôme d'Illich ou de la valeur psychosociale ajoutée de Pitte , et les instruments de mesure des macro-phénomènes engendrés par l'innovation technique ne sont pas capables de repérer les micro-phénomènes de la vie sociale. De plus, si le concept d'innovation technique est assez facile à saisir, ne serait-ce qu'à partir de ses manifestations concrètes, facilement observables , celui de l'innovation ou du changement social l'est moins. Il ne semble pas, sauf dans les situations révolutionnaires ou guerrières, que la dynamique du changement social déclenche nécessairement l'inventivité technique ou scientifique - le contre-exemple parfait serait évidemment la guillotine !… L'innovation, quelle qu'elle soit, ne se planifie pas facilement, elle n'est pas continue, régulière ou monotone au sens des fonctions mathématiques. Elle connaît au contraire les à-coups, les soubresauts, les retours en arrière qui perturbent les plus belles constructions planifiées en y apportant un " bruit " parasite parfois dévastateur. L'innovation est catastrophique au sens de Thom ou Zeeman.

La composition des gouvernements reflète la tendance du primat de l'innovation technique ; c'est ainsi que de nombreux ministères traitent de ses effets ou des impulsions à lui donner (Défense, Industrie, Recherche, Commerce, Santé, Finances, Budget, Communication, etc.), tandis que d'autres sont orientée officiellement vers le changement social et éprouvent quelques difficultés à remplir cette mission (Education, Jeunesse, Culture). De façon plus épisodique, on peut observer des ministères exploratoires qui voudraient déclencher des changements sociaux ou encourager des dynamiques sociales quand ce n'est pas agir sur les mentalités. Quoique des instituts spécialisés vendent fort cher leurs études, connaître les changements sociaux interpersonnels " objectifs " n'est déjà pas commode et mesurer des mentalités l'est encore moins. Le trait caractéristique des structures institutionnelles en charge d'impulser et/ou de gérer le changement est en principe d'échouer assez vite dans leur tâche. Le ministère du Temps Libre  a illustré cette volonté au début du premier septennat de François Mitterrand, mais il n'a reçu aucun écho et n'a pas obtenu le moindre résultat, à part le dérisoire " chèque vacances ". Le ministère des Réformes  l'a symbolisé au début du mandat de Valéry Giscard d'Estaing en pulvérisant tous les records de brièveté. La correspondance entre ces deux volontés de présidents de la République fraîchement élus montre la permanence du souci de changer la vie, quel que soit d'ailleurs le camp politique. Leur échec montre la difficulté d'y parvenir par la voie institutionnelle, hiérarchique et législative .

Ainsi, en bonne logique aristotélicienne, la négation de la proposition sur le primat à l'innovation technique, c'est-à-dire le primat à l'innovation sociale ayant abouti à des résultats absurdes ou négatifs, son contraire, c'est-à-dire le primat à l'innovation technique devrait être vrai. Naturellement, les choses ne sont pas aussi simples, mais l'émergence du thème de l'acceptabilité dans les années 1984-1985 fournit des présomptions sérieuses quant à la prééminence de la technique.

A partir de cette analyse, on peut inférer les principes suivants :

1. L'innovation technique sécrète à terme rapproché de l'innovation sociale.

2. L'innovation sociale sécrète à terme lointain de l'innovation technique.

3. Le développement de l'innovation technique peut s'effectuer par des procédures étatiques classiques, aussi bien en système centralisé que multi-centralisé ou décentralisé.

4. Le développement de l'innovation sociale ne peut s'effectuer par des procédures étatiques classiques. Il requiert soit une situation de crise grave, soit une structure diffuse, soit un lien social préalable, soit l'application du premier principe.

Des médias innovants aux groupes innovants

Un premier survol de la question pourrait faire croire que n'auront droit à l'épithète d'" innovants " que des groupes d'individus qui pratiquent ou font pratiquer un média considéré comme innovant. Ainsi, les nombreux clubs informatiques des années 1983-1986 auraient été par nature des espaces innovants de la vie sociale. Il n'en fut rien dans la réalité et il n'existe aucune relation simpliste de cause à effet entre l'innovation technique et l'innovation sociale. Le média innovant ne déclenche pas à lui seul l'innovation sociale, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'il ne joue aucun rôle dans son évolution. L'innovation technique peut jouer un " anti-rôle " en empêchant, dans certains cas, l'éclosion de l'innovation sociale. Si elle n'agit pas en facteur déclenchant, elle le fait en facteur inhibant. La rencontre fortuite ou organisée entre un média innovant et un groupe d'individus volontaires déclenche un grand nombre d'effets dont la plupart peuvent être décrits par les interactions des profils et des potentiels perceptifs et médiatiques des individus et du média. Selon les cas, cette interaction des profils et des potentiels débouchera sur une appropriation ou une aliénation. Cette approche groupale de l'appropriation technologique recadre les processus individuels d'usage du média en médiant celui-ci au sein du groupe, ce qui génère une distanciation critique puis dialectique plus importante, et partant, une socialisation médiatique ou une " sur-socialisation " peut-être plus efficace que les socialisations traditionnelles, et en tout cas, mieux adaptée aux enjeux. On retrouve la proposition énoncée au chapitre 4 : " En se distanciant on se socialise et en se socialisant on se distancie ".

Au chapitre 6, l'interaction des deux dipôles a été esquissée au plan théorique, s'agissant à présent de construire la notion de distanciateurs et d'intégrateurs sociaux, la question peut être revue à la lumière des relations entre les profils et les potentiels et en fonction des problématiques de socialisation et d'appropriation médiatiques.

L'interaction des profils identificateurs et distanciateurs des individus au sein d'un groupe génère une première médiation, conformément au cadre général de la théorie distanciatrice. De la confrontation avec les potentiels identificateurs et distanciateurs des médias va surgir une seconde médiation, en l'occurrence une médiatisation puisqu'elle concerne des médias artificiels. De la sorte, s'esquissera la genèse de la distanciation médiatique, dépassant ou transcendant la simple auto-distanciation critique immanente. Dans le cas d'un usage exclusivement individuel, la seconde médiation (ou médiatisation) s'enclenchera plus difficilement, en raison du poids de l'IPT, non contrebalancé par la médiation groupale, agissant alors comme catalyseur. Cette tendance est typique des individus au profil du type projeté-dominantt ou distancié élitiste, jouissant d'une forte distanciation critique, mais d'une faible socialisation : le " hacker " en sera évidemment le stade extrême.

Toute classification qui tendrait à rendre les seuils de développement des profils distanciateurs dépendants des degrés d'innovation technique des médias serait illusoire. La réalité est autrement plus complexe. Ainsi, le diaporama, classé a priori comme peu innovant, peut se révéler néanmoins un bon déclencheur d'innovation sociale en structurant des groupes de réalisation et en conduisant chacun des participants à augmenter ses potentiels de distanciation médiatique et à regarder d'un autre œil n'importe quel autre spectacle, en particulier cinématographique ou télévisuel. En revanche, la vidéo, considérée comme fortement innovante, peut se révéler vivement conformiste et stéréotypale donc anti-innovante, au moins dans un premier temps. Il en existe des quantités de preuves expérimentales, notamment dans les stages de formation à l'audiovisuel, au cours desquels les stagiaires reproduisent quasi-automatiquement les codes et les langages dominants du média télévisuel. La théorie distanciatrice permet de réinterpréter ces faits en montrant que les dipôles des stagiaires s'orientent prioritairement vers leur pôle IPT. Si en plus, le potentiel créatif du média n'est pas très élevé, on observe un conformisme affligeant, sacrifiant à tous les stéréotypes.

Dans les discours des chercheurs et des praticiens de l'animation culturelle, l'innovation revêt un sens bien particulier : celui de l'innovation sociale, ce qui ne fait que compliquer la question initiale, laquelle deviendrait alors : pourquoi et comment les médias innovants peuvent-ils déclencher l'innovation sociale ?

Nonobstant l'utilité ou les justifications de l'innovation sociale, cette question renvoie bien évidemment à la légitimité de toutes les démarches d'appropriation des médias. En effet, en matière de problématique appropriatrice, on doit toujours garder en tête la question de la finalité : " s'approprier les médias pour quoi faire ?… ". Comme nous l'avons souvent observé et combattu, les logiques de l'appropriation sociale ne se réfèrent pas, dans la majorité des cas, à la moindre finalité éducative, politique ou sociale ou philosophique. Elles répondent le plus souvent à une croyance naïve et irréfléchie dans des besoins sociaux, nécessairement diffus ou cachés - presque au sens nietzschéen - qu'il conviendrait de satisfaire le mieux et le plus vite possible par des politiques incitatives développant le thème de l'" acceptabilité sociale des nouvelles technologies ". Cette tendance est très nette dans les grandes institutions éducatives et culturelles. Elle se révèle également fréquente dans les groupes volontaires de type associatif, en particulier ceux du secteur socio-culturel.

Le réseau, lieu de socialisation des " micro-pouvoirs " ?

S'il n'existe aucune relation de cause à effet automatique entre l'innovation technique et l'innovation sociale, on peut être certain que le fait de disposer d'un intermédiaire électronique, même très performant et convivial  ne va pas, pour autant, créer le moindre lien social. Globalement cette analyse est juste : de nombreux réseaux télématiques techniquement irréprochables ne servent à rien d'autre qu'à passer de courts messages doublant des communications téléphoniques tandis que d'assez nombreuses messageries professionnelles sont en déshérence plus ou moins avancée.

Dès lors, il peut sembler étonnant qu'au moment de conclure cet essai nous examinions une dernière fois le comportement des principales hypothèses de la théorie distanciatrice avec les réseaux télématiques. La raison essentielle tient au fait que certains d'entre eux, très minoritaires et donc non représentatifs de l'ensemble n'en sont pas moins significatifs de certaines évolutions psychologiques et sociales rendues possibles par une opération de médiatisation. De plus, concernant des publics fortement ciblés et relativement homogènes - des passionnés d'informatique pour la plupart - les réseaux télématiques conviviaux présentent une fonction annonciatrice de ce que pourraient être des intégrateurs et des distanciateurs sociaux. Enfin, et plus généralement, le concept de réseau déclenche aussi de grandes attentes politiques et sociales :

" L'idée de réseau est une idée clé, une idée maîtresse. Nous commençons aujourd'hui a reconnaître la vertu des organisations en réseaux, faites d'inter-communications et d'échanges entre individus par rapport aux organisations strictement centristes, hiérarchiques, où l'instruction ou les instructions découlent du centre/sommet de la hiérarchie sur les exécutants/élèves (…) Et alors, de nouvelles expériences peuvent s'effectuer, communiquer entre elles, constituer un réseau de réseaux et ce qui était déviance marginale devient tendance minoritaire mais active, jusqu'à, peut-être, devenir tendance principale, ce que je souhaite. " 

Travailler en réseau télématique suppose certaines aptitudes psychologiques qui rappellent en partie celles du travail en équipe, à deux différences près, tenant à la communication différée offerte par les boîtes à lettres et les forums et à la capacité d'accueillir et de travailler avec des personnes vis-à-vis desquelles on ne serait pas en sympathie profonde, ce qui peut donner un avantage par rapport à une équipe de travail traditionnelle. Au sein d'un réseau se développe souvent le concept de sous-traitance mutuelle, qui est une composante non négligeable du télétravail collectif . Comme le déclare Pierre Schaeffer, " pour communiquer, on doit avoir une connaissance intime de soi-même ", et donc de ses limites.

Le réseau télématique convivial présente une forte dose d'interactivité et de réversibilité médiatique. En général, le statut même de cette communication entraîne l'utilisateur à formaliser ses méthodes de travail, donc à se primo-distancier de ses habitudes ou de sa routine. La connexion télématique étant facturée au débit et à la durée, beaucoup d'utilisateurs lisent les textes en " off line " (non connecté), grâce à la mémoire de leur ordinateur dans laquelle ils ont stocké les informations, ce qui ne fait pas de différence irréductible avec la lecture classique hormis des questions de lisibilité typographique. En revanche, les contributions, c'est-à-dire les messages publics destinés aux forums, peuvent être tapées hors connexion, ce qui change fondamentalement le rapport que l'on a avec soi-même et avec les futurs lecteurs en conduisant l'intéressé à se distancier de son acte de rédaction. Le forum pourrait s'apparenter, toutes choses inégales par ailleurs, à la lecture publique des salons du Grand siècle et des périodes suivantes, avec la différence que la médiation orale, passant par la phonation, est remplacée par une médiatisation écrite publique. Un élément de validation a contrario pourrait être tiré d'un entretien que nous avons eu avec un " contributeur ". Alors que nous l'interrogions sur son attitude plutôt " off line " ou " on line " (hors circuit ou en communication directe avec le serveur pour taper ses contributions), il répondit qu'il préférait " être en direct, parce que c'est plus intense, on se sent plus en relation " , ce qui confirme qu'en étant hors circuit, on est distancié.

Ainsi donc, partant d'une simple appropriation technique, l'utilisateur d'un serveur télématique en vient à une appropriation technologique et de là, à une appropriation formelle.

Parmi les fonctions régulatrices des réseaux, il en est une, qui, si elle était vérifiée, pourrait déboucher sur des conséquences sociales importantes : il s'agit de la diffusion du pouvoir. Reprenant les problématiques de l'Ecole de Francfort, les analyses selon lesquelles les actes communicatoires sont partout et toujours des manifestations de pouvoir ont fait florès ces vingt dernières années, ainsi que le montre entre autres Daniel Bougnoux . Le réseau télématique convivial se comporte avant tout comme un instrument de répartition, voire d'auto-régulation interactive et dynamique des pouvoirs créatifs et communicatoires individuels. A ce titre, on peut avancer que si l'on observe attentivement les contributions placées sur différents forums professionnels ou destinées au grand public, on constate que les formes traditionnelles du pouvoir de l'écrit perdent leur fonction sélective : la dysorthographie ne constitue plus un handicap majeur ! Cette observation est parfaitement conforme au cadre théorique du média innovant : les premiers utilisateurs activent davantage leur pôle créatif, quitte à bousculer l'orthographe et la syntaxe, d'autant plus que le statut de l'erreur de frappe est bien commode pour justifier certaines bourdes qui n'ont rien à voir avec la manipulation laborieuse du clavier . Ensuite, quelques contributeurs suggèrent que chacun veille à une meilleure qualité de ses textes, preuve que le pôle communicatoire commence à être activé à son tour. Dans cette phase du cycle, le média sert à communiquer des idées et celles-ci ne doivent pas être entravées. Dès lors qu'il joue un rôle de régulation des micro-pouvoirs individuels, le réseau entame un long processus de socialisation de ceux-ci. Les contributeurs, en confrontant leurs avis et opinions sur les questions les plus diverses, s'opposent parfois violemment, mais les discussions les plus serrées se résolvent toujours par des " regrets de s'être mal exprimé " ou d'avoir avancé des propos qui ont dépassé sa pensée, toutes excuses que l'on n'a pas l'habitude de rencontrer souvent, surtout si elles sont adressées par écrit et publiquement .

Dans le cas d'un réseau télématique, la démonstration de la thèse de la socialisation des micro-pouvoirs est aisée. Lorsque l'on a placé une contribution un peu abusive, on sait, puisque le forum est public et non anonyme, que d'autres pourront la juger et " juger " son auteur, d'où peut-être le désir (ou le besoin) de pouvoir rectifier le tir pour ne pas apparaître sous un jour suscitant trop fortement la réprobation ou l'opprobre. En répondant à l'hypermédiatisation des sociétés post-industrielles, cette socialisation des micro-pouvoirs, médiatisée par les réseaux conviviaux, devrait constituer une partie importante de l'éducation médiatique, déjà proposée comme amorce de solution libératrice.

Les groupes d'individus volontaires, médiatiseurs des systèmes de communication ?

La transférabilité de la théorie distanciatrice semble suffisamment grande pour pouvoir s'appliquer sans difficulté à des médias un peu particuliers, en l'occurrence des médiatiseurs sociaux symbolisés par de petits groupes volontaires de type associatif. Les grandes organisations ou institutions auraient été trop longues à décrire et les cellules familiales présentent une variabilité trop grande. Entre les deux, les groupes dans lesquels on peut entrer et sortir à sa guise paraissent constituer des terrains d'études privilégiés. Le modèle associatif traditionnel correspond assez bien à ce schéma, et même si on compte au moins 650 000 associations régies par la loi de 1901, il existe de nombreux autres groupes non déclarés dans les Préfectures. Chacun d'eux se comporte un peu comme un moyen de communication qui fonctionne au plan interne (relations entre les membres) et externe (relations avec les partenaires sociaux), mais aussi comme un distanciateur et un intégrateur traitants de l'" à-côté " dont parle Jean-François Lyotard . Il est des circonstances où, pour être écouté ou seulement entendu, il faut en passer par un tel groupe qui fonctionne alors effectivement comme un média en remplissant une fonction d'intercesseur ou d'amplificateur entre le niveau individuel, micro-groupal ou familial et le niveau collectif et institutionnel. L'action de la plupart de ces groupes peut se caractériser par l'exercice d'une médiation horizontale de base ou verticale entre les citoyens et leurs organisations sociopolitiques. De la sorte, s'esquisse le passage de la distanciation médiatique à la distanciation sociale.

Si les groupes volontaires en restent à la première étape de la médiation conformément à la seconde hypothèse, ils se contenteront de fonctionner comme des catalyseurs des phénomènes d'identification/projection/transfert et joueront le rôle d'intégrateurs sociaux. Bloqués à ce niveau, ils se comporteront comme des systèmes parallèles de socialisation ou d'appropriation technique des règles de la vie sociale et démocratique. En d'autres termes, ils n'auront pas le pouvoir de " changer les choses ". La plupart des associations anglo-saxonnes fonctionnent exactement sur ce schéma.

Si au contraire les groupes associatifs s'engagent dans la voie d'une médiation de la médiation sociale, ils déclencheront automatiquement le processus de distanciation complémentaire de celui de l'IPT et deviendront alors des distanciateurs sociaux. Leurs membres prendront conscience qu'ils font vivre la démocratie locale et pourront comparer leurs activités à celles de la démocratie politique nationale ou régionale et en tirer toutes sortes de conséquences quant aux processus de délégation et de représentation.

Si la transférabilité de la théorie distanciatrice est bonne, la problématique de l'IPT devrait pouvoir s'appliquer au concept d'intégration sociale. Il y a intégration ou intériorisation quasi-totales lorsque le sujet s'est approprié des règles, des conduites ou des mœurs au point qu'elles lui paraissent naturelles - au moins à chaque fois qu'il se pose la question - c'est-à-dire à chaque occasion où il s'en distancie. Dès lors, ce concept peut être explicité par la rotation du dipôle perceptif ADI/IPT : le citoyen bien intégré est celui qui s'est identifié à d'autres citoyens réels ou mythisés intégrés avant lui, ou qui a pu projeter ou transférer sur ceux-ci une partie de sa personnalité. Lorsque les groupes associatifs volontaires se contentent de médier le réel social, c'est-à-dire d'exercer une médiation sur lui, ils ont effectivement tendance à activer le pôle IPT, donc à se comporter plutôt en intégrateurs sociaux. On en a de nombreux exemples avec les participations-identification, les participations-projection ou les participations-transfert au cours desquelles les sujets agissent dans les groupes en compensation ou remplacement de ce qu'ils n'ont pas obtenu dans leur vie professionnelle, publique ou politique. Si, en supplément, le groupe se comporte comme un lieu de médiation ou de médiatisation de cette première médiation, il devient alors un distanciateur social et acquiert la capacité d'agir dans le processus démocratique.

L'éducation médiatique

Nous avons souvent fait référence à ce concept et l'avons déjà décrit à diverses reprises. L'éducation médiatique pourrait correspondre à un transfert dans le champ éducatif de la thèse sur la distanciation médiatique. L'éducation traditionnelle est ou devrait être essentiellement critique, au sens où l'entendaient Rabelais et Montaigne ; mais il semble que ses limites soient un peu les mêmes que celles de la distanciation critique, de sorte qu'il faudrait amorcer une réflexion d'ensemble qui viserait à transformer l'éducation critique en éducation dialectique, en y intégrant notamment les approches classiques sur l'" apprendre à apprendre " et autres acquisitions de " savoir faire ". Ainsi, disposerait-on d'un socle théorique sur lequel asseoir solidement une éducation médiatique dont ne seront ébauchées ici que les grandes lignes.

Malgré le bouillonnement des initiatives individuelles, d'ailleurs rarement médiées par la constitution de petits groupes, le système éducatif ne parvient pas à valoriser les pratiques innovantes engagées sur le terrain par des enseignants particulièrement motivés, alors que dans le même temps, le tissu associatif ne cesse de se développer et que la communication électronique étend toujours plus loin son champ d'application. Cette situation nous a inspiré en 1983 la thèse de l'" école concurrente " selon laquelle l'appareil éducatif traditionnel ne recueillerait plus à terme, que les exclus des systèmes d'excellence dans un contexte d'âpre concurrence, basé sur la notion de socialisme culturel, attribuant les biens de consommation culturelle et éducative " à chacun selon ses besoins (ou facultés intellectuelles supposées) " grâce à des réseaux interactifs, sélectifs et hiérarchisés. Naturellement, il ne s'agit que d'une tendance théorique des sociétés post-industrielles ; mais on ne voit pas très bien au nom de quel néo-principe de philanthropie, les rapports de force sociaux qui ont déterminé l'instauration de la société industrielle dans les conditions que l'on connaît pourraient conduire spontanément vers une société transparente et conviviale proche d'un hypothétique communisme culturel dans un " remake " au goût du jour du vieux principe " de chacun selon ses moyens ". Même médiés ou médiatisés, les antagonismes sociaux ne risquent pas de disparaître comme par enchantement. La résurgence des idées de révolution horizontale ou de révolution intérieure, l'une et l'autre médiatisées par la technique et la technologie correspond à la recherche d'une rédemption salvatrice sous forme d'alternative heureuse aux scénarios huxleyen et postmanien selon lequels la société médiatique finit par cibler tous les citoyens en cherchant à assurer leur bonheur programmé. Pour paraphraser Marx une seconde fois, on pourrait dire que la société post-industrielle conviviale n'apparaîtra pas comme les champignons.

Une étude générale des processus d'apprentissage (par exemple piagétiens) en fonction de la modélisation dipolaire devrait être menée, en particulier au niveau des actes cognitifs. Elle permettrait de recréer les connaissances en enclenchant des processus d'IPT de nature jubilatoire, à condition qu'ils soient eux-mêmes distanciés dans le cadre de la distanciation dialectique. Inversement, on pourrait peut-être réinterpréter la formalisation cognitive à la lueur de l'ADI, ainsi que nous en avons esquissé une première ébauche avec la méthode de la survision - seulement appliquée pour le moment à l'enseignement des mathématiques élémentaires.

On ne peut dialectiser que si l'on connaît les termes des alternatives et la logique ou le code des processus communicatoires ou créatifs et que si l'on est au courant des conditions d'activation de son ADI et de son IPT. Vue sous cet angle, l'éducation médiatique commencerait par bouleverser l'" acte pédagogique ordinaire " de simple transmission des savoirs. La relation éducative devrait abandonner le schéma linéaire rappelant la description de Shannon et Weaver ou Laswell, et avant eux de Peirce, au profit d'un modèle interactif dans lequel le pédagogue aurait pour mission d'activer alternativement les pôles créatifs et distanciateurs ou identificateurs des sujets apprenants . L'acte éducatif se décrirait ainsi comme une combinatoire des activations des deux dipôles.

Ce schéma peut être vérifié sur la plupart des exemples de communication pédagogique traditionnelle ou rénovée. Il fonctionne depuis longtemps dans l'univers des simples médiations effectuées en particulier par le logos du maître, son talent oratoire, sa rhétorique, ses capacités communicationnelles, sans que pour autant celui-ci y ait été préparé par une formation réellement adaptée. Mais avec le développement des sociétés post-industrielles, l'univers de la médiation se transforme rapidement en un univers de la médiatisation. D'où les réactions passionnelles de l'école vis-à-vis des innovations techniques comme l'audio-visuel (au cours de la décennie soixante-dix) ou l'informatique (au cours de la décennie quatre-vingt) et le trouble ou l'effet d'étrangeté déclenchés par l'irruption de ces nouvelles techniques dans le champ éducatif, devenu concurrentiel avec les autres systèmes de médiation et de médiatisation. Dans la médiation traditionnelle - sans artefacts - l'acte pédagogique et les actes cognitifs sous-entendus n'étaient déjà pas simples à saisir. L'entendement de l'acte éducatif médiatisé est encore plus difficile, ce qui explique les réactions épidermiques vis-à-vis des outils, perçus à juste titre comme déstructurants . La combinatoire des profils création/communication et ADI/IPT des sujets apprenants doit entrer en interaction avec celle des potentiels correspondants des médias. C'est bien sûr cette double combinatoire qui est à la base de l'éducation médiatique.

La théorie du média innovant a montré à plusieurs reprises que, sur une durée limitée, l'effet d'étrangeté et la distanciation déclenchaient des phénomènes socio-culturels importants en termes de comportements individuels et collectifs, et qu'ensuite ces effets s'estompaient progressivement. Les cycles s'étalent entre environ deux siècles pour la tragédie grecque, vingt ans pour la télévision et moins d'une dizaine d'années pour la micro-informatique. La différence essentielle de cette dernière tient à sa haute réversibilité, qui peut laisser penser que des phénomènes nouveaux vont apparaître en matière d'appropriation ou de socialisation. C'est peut-être dans la médiatisation des dialogues interindividuels, déclenchée par certains réseaux télématiques conviviaux que se trouvent les premières traces, les premières preuves expérimentales mesurables de l'interaction des profils des sujets et des potentiels des médias.

Le premier objectif de l'éducation médiatique consisterait alors à récupérer, à catalyser, à orienter cette énergie créatrice bergsonienne, cette jubilation, au service de l'activation de la distanciation dialectique. En voici une présentation rapide, assimilable à un portrait-robot à partir de ses caractères principaux, indiqués sans ordre hiérarchique ni chronologique :

 

1. Connaissance des codes des principales médiations et médiatisations.

2. Appropriation individuelle et groupale de ces codes.

3. Socialisation médiatique passant par l'activation des deux dipôles création/communication et ADI/IPT.

4. Entraînement/développement de l'auto-distanciation immanente qui a besoin d'être fortifiée.

5. Analyse de contexte et connaissance des modèles de la communication interactionnelle.

6. Connaissance fonctionnelle et organique des potentiels créatifs et communicatoires des médias.

7. Connaissance fonctionnelle et organique des potentiels distanciateurs et identificateurs (IPT) des médias.

8. Connaissance et mise en œuvre des profils créatifs et communicatoires (les siens et ceux des autres), grâce à des exercices appropriés.

9. Connaissance et mise en œuvre des profils distanciateurs et identificateurs, projectifs ou de transfert (les siens et ceux des autres) grâce à des entraînements appropriés.

 

Chapitre "Thèse"

Commentaire

Dans ce chapitre, je présentai les prémisses de l'Education médiatique, volet social et "utile" de la théorie distanciatrice. La distanciation doit permettre à chacun de mieux s'insérer dans la société médiatique, libre et confiant dans ses possibilités.

En 2006, ces approches restent encore "novatrices", c'est la preuve que le progrès des idées est bien lent…

Le succès d'un petit sur l'état de mes relations avec Apple relance l'intérêt pour ces thèmes et me motive pour un nouvel ouvrage sur l'informatique dans l'enseignement.

 

Dans cette approche, je suis souvent proche de Jean Cloutier dans son projet Emerec. Je profite de l'occasion pour lui rendre hommage.